MUSÉE DU QUAI BRANLY JACQUES CHIRAC – PICASSO PRMITIF – EX¨POSITION ET
CATALOGUE – FLAMMARION – 2017
Voilà donc une
exposition capitale si l’on veut comprendre Picasso (1881-1973), malgré le
terme « primitif » qui est une absurdité coloniale transférée d’en un
temps où le colonialisme sévissait en maître d’un crime contre l’humanité
jamais reconnu, et dont les dommages sont hélas irréparables. Il est tout à
fait évident que le français a besoin d’un mot qui signifie ce que le mot
anglais « primeval » signifie et ce n’est pas « primitif ».
Picasso nous aide à comprendre que ces arts des civilisations africaines et
océaniennes ne sont justement pas primitifs mais touchent aux racines humaines
les plus profondes d’Homo Sapiens, celles de notre émergence de la sphère
animale et de notre entrée/invention dans la sphère humaine. Ces acines sont
les nôtres, et c’est bien pour cela que Picasso nous parle sans le moindre
intermédiaire de traduction, d’adaptation, d’explication. Le mot primitif est
mauvais car il s’agit ici de la confrontation aux et de la médiation des forces
vitales, mentales et spirituelles qui se construisent dans chacun de nous quand
on est face-à-face à une force de la nature, que ce soit un orage, un abîme, un
incendie ou un accident (naturel ou de la circulation). Nous ne réagissons pas
différemment de quelque Homo Sapiens que ce soit, Cro-Magnon ou Inca, Gravettien
ou Maya, Papou ou Amazonien, Européen ou Asiatique. Ces réactions humaines sont
primordiales à la vie mais en rien primitives. Picasso n’est PAS primitif et
les arts africains et océaniens qu’il rencontre sont pour lui la découverte
primordiale de l’homme face à son destin naturel ou historique, et l’histoire
humaine a commencé il y a au moins trois cent mille ans par l’invention de la
langue articulée que seul Homo Sapiens a su inventer et développer. Les
peintures de Cro-Magnon, les sculptures de Gobekli Tepe ou les masques
africains et océaniens sont la même réalisation du choc-défi de l’homme face à
sa nécessité de survivre par la conceptualisation spirituelle et artistique qui
lui donne pouvoir sur le monde qu’il s’approprie.
Malgré cette erreur de
lexique cette exposition est fondamentale.
Mais les
organisateurs feraient bien d’apprendre l’anglais (notons que la plupart des
artefacts et des citations ne sont pas traduites. Cependant il en est une qui
l’est, à l’entrée même de l’exposition. J’ai moi-même donné la nécessaire
explication à trois visiteurs étrangers qui s’étonnaient de l’emploi en anglais
du N-word « negro » pour traduire bien sûr le terme français
« nègre ». Traduction linéaire à la Google. On peut faire mieux car
c’est une traduction erronée.
Le terme
« nègre » en français, qui plus est parmi les artistes de Paris, de
France et d’Europe, d’expression française, mais aussi ceux d’expression
allemande et quelques autres langues de 1890 à 1930, ne saurait avoir le sens
négatif que le terme américain « negro » a toujours – en plus souvent
réduit par les accents du sud à « nigger » – je dis bien les deux –
et ce depuis le premier jour aux USA et même avant dans les colonies anglaises,
le sens d’un terme de rejet de l’humanité soit comme animal noir, soit comme
esclave, les deux allant de paire. Ces deux termes correspondent en valeur au
terme français de « sale nègre ». On pourrait d’ailleurs demander à
Schwarzenegger l’origine de son nom qui signifie en allemand « nègre
noir », un pléonasme intéressant. Ceci bien sûr doit gêner les étrangers
qui utilisent la langue anglaise, principalement dans son emploi américain
comme intermédiaire des nombreuses citations françaises non traduites sauf pour
celle de l’ouverture de l’exposition. Mentalement, et en ceci incités par cette
citation d’ouverture et sa traduction, ils établissent l’équivalence erronée
« nègre » = « negro ». Une mention spéciale était
nécessaire à l’entrée pour bien préciser que le terme « nègre » ne
saurait avoir un sens négatif dans les citations de l’entier de l’exposition.
Certainement pas pour Picasso.
Je regrette
d’ailleurs de ne pas avoir trouvé la moindre mention qu’ « en 1966, le Festival
mondial des arts nègres, organisé à l'initiative de la revue Présence Africaine et de la Société africaine de culture
par Léopold Sédar Senghor,
premier président du Sénégal décolonisé, a
constitué un événement sans précédent dans l'histoire culturelle du continent
africain. » ( d’après Wikipédia) Senghor et d’autres poètes noirs
d’Afrique ou des Antilles revendiquaient alors le droit d’utiliser le terme
« nègre » comme un terme noble. Il ne saurait en être question aux
USA, ni hier ni aujourd’hui. On aurait bien sûr dû dans cette foulée citer
Franz Fanon, psychologue et philosophe noir des Antilles. Il est absent. Je ne
semble pas non plus avoir aperçu l’« Anthologie Nègre » (1921) et « Les
Poèmes Nègres » (1922) de Blaise Cendrars. Lisons un de ces petits poèmes
nègres regroupés sous le titre « Les Grands Fétiches » rencontrés et
composés au British Museum en février 1916 :
« -1-
Une gangue de bois dur
Deux bras d’embryon
L’homme déchire son ventre
Et adore son membre dressé »
Il n’y a rien de
plus primordial dans ce désir de fertilité et de fécondation du monde pour
pouvoir survivre. Ce qui est étrange c’est que l’exposition dans sa deuxième
partie tend vers cette abstraction, mais si l’on garde l’ambiguïté non précisée
du terme « primitif » ou du terme « nègre » on a alors dans
cette obligation de faire survivre l’espèce humaine, l’obligation de cette
Afrique noire qui permit à notre espèce d’émerger et ensuite de conquérir le monde
entier car tous les hommes sont ou viennent d’Afrique, une dérive de sens
regrettable. « On vous le disait bien que c’étaient des animaux ! »
et cette dérive de sens implique une seconde dérive. « Heureusement que
nous ne sommes pas comme ça ! »
Ai-je suffisamment
rendu clair ces deux critiques fondamentales ? Je le pense. Alors en quoi
cette exposition est-elle formidable ?
D’abord et avant
tout pour les deux raisons que je viens justement d’exposer. Elle nous fait
pénétrer au cœur de l’hominisation (je ne dis pas de l’humanisation) d’Homo
Sapiens commencée il y a au moins trois cent mille ans. Nous sommes au cœur de
l’aventure humaine tant dans ses formes les plus anciennes, les plus éloignées
de la norme et même des normes de la vision auto-satisfaite occidentale
d’un développement qui rejette tout le reste du monde dans le sous-développé,
le primitif, le tiers monde, voire le quart monde, le sud, et je ne sais quoi
encore.
Le colonialisme
occidental est un crime contre cette humanité, commencé dès l’arrivée des
premiers Indo-Européens en Grèce et en Europe, bien que les Phéniciens sémites
avaient bien avancé dans la colonisation de la Méditerranée, pour ne parler que
de ce qui va devenir le monde occidental. Je revendique ma commune humanité
avec tous les noirs, les nègres et les Africains qui ont conservé leurs
cultures, leurs langues, leurs civilisations, leurs identités. Ils sont les
descendants de mes ancêtres.
Ensuite parce qu’elle
est un véritable manifeste antiraciste qui rend à « nègre » la plénitude
de sa dimension la plus humaine surtout qu’Homo Sapiens a émergé il y a au
moins trois cent mille ans en Afrique, du continent nègre.
Mais l’exposition
a deux volets et donc deux intérêts supplémentaires.
La première partie
est un cheminement chronologique de Picasso et de bien d’autres autour de lui à
la découverte accidentelle puis systématique de l’art nègre dès la fin du 19ème
siècle. Le poème d’Apollinaire composé de sa prison de La Santé, « A la
Santé » justement, pour avoir emprunté sans probablement l’intention de le
rendre quelque masque africain dans une exposition du début du 20ème
siècle est fondamental pour comprendre cet engouement des artistes pour l’art
africain. Cet enfermement est pour lui un processus de mise à nu de son
humanité la plus profonde qui justifie son vol et trouve sa force dans ce
masque volé.
« Avant d’entrer
dans ma cellule
Il a fallu me
mettre nu
Et quelle voix
sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu
devenu.
[…]
Le jour s’en va
voici que brûle
Une lampe dans la
prison
Nous sommes seuls
dans ma cellule
Belle clarté
Chère raison. » (Alcools,
1898-1913)
De très
nombreuses citations, d’aussi nombreux moments de rencontre sont ainsi alignés
aux murs d’année en année. L’art africain et les artéfacts nègres multiples
prouvent le quotidien de Picasso et ses amis dans ce contact, ce commerce même permanents
avec ces formes de pensée artistique et spirituelle qui nous renvoient au
souvenir hallucinant de ce que fut notre passé et de ce qu’est notre présent.
Cela détermine-t-il notre avenir ? Oui, si nous savons retourner à l’inspiration
de notre mère nature et à la force de la symbiose spirituelle avec elle.
La deuxième
partie est en « abyme », un mot à la mode chez les critiques
hollywoodiens et américains. L’art de Picasso d’un côté et l’art africain et
océanien de l’autre, face à face, tête à tête, masque à masque. Cela ne parle
que si l’on oublie cet « abyme »-là pour poser des ponts, des
passerelles, des voies de passage de l’un à l’autre. Le directeur de cette
exposition a systématiquement cherché des œuvres d’art africain et océanien qui
sont comme des miroirs d’œuvres de Picasso (et non l’inverse puisque ces ouvres
africaines ou océaniennes étaient inconnus de Picasso lui-même). Il est alors
frappant comme un spectre dans je ne sais quel opéra ou comme un esprit
maléfique dans je ne sais quelle maison hantée que Picasso n’a rien inventé
mais qu’il a ré-inventé, re-distribué et ré-organisé les mentalismes humains les
plus fondamentaux, primordiaux comme j’ai déjà dit. Laissez-vous porter par la puissance
de ces choix et ces face-à-face. Vous devriez en éprouver un certain vertige
devant une telle universalité.
Quelques
remarques finales.
La Vierge romane
de Gosol qui ouvre l’exposition est une excellente idée car c’est de là que
Picasso et nous tous sortons, souvent d’ailleurs en l’ignorant, voire en le
niant : notre monde est la réécriture chrétienne, romane surtout et
éventuellement gothique, de la vision humaine primordiale d’ont j’ai parlé, et Picasso
partant de là va retrouver une élévation sublime dans l’art nègre.
Dans la librairie-boutique,
je regrette l’absence de l’ouvrage Aragon-Picasso-Shakespeare
des Editions Cercle d’Art (Paris 1965) qui contient les reproductions de dessins
de Picasso sur Shakespeare et Hamlet avec une introduction de Louis Aragon.
De la même façon
je regrette l’absence de l’ouvrage de Roger Garaudy, D'un Réalisme sans rivages : Picasso, Saint-John Perse, Kafka, préface
de Louis Aragon, 1963, qui mettait en « abyme » dirions-nous la
pensée communiste de Pablo Picasso lui-même face à sa prophétie artistique et
au sectarisme du réalisme socialiste qui a régné en maître pendant la plus
grande partie de sa vie.
On pourrait aussi
regretter l’absence de Blaise Cendrars qui a tant donné à l’art africain. Cette
exposition aurait pu alors devenir le centre d’un mouvement autour de la réhabilitation
de l’art africain et océanien et de l’influence indélébile que cet art a eu et
a encore dans la peinture, la poésie, la littérature, bref en un mot la vie
spirituelle de l’occident européen, et j’insiste même sur l’importance de ne
pas inclure les USA dans cet héritage. Ils sont et restent, bon gré mal gré,
des esclavagistes qui n’ont toujours pas réglé leur passif.
Si les ouvrages
suggérés n’étaient pas disponibles, il eût été une bonne chose de provoquer
leur réédition. Pablo Picasso coupé de son engagement politique est comme un
masque africain en bois de pin sylvestre des Landes. Cela plairait au Maire de
Bordeaux, l’ancien comme le nouveau, mais cela serait une trahison culturelle.
Dr. Jacques
COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 6:27 AM