EMMANUEL
ROBILLARD – JOURNAL DE TANJOMOHA – 2016
Comme pour tout livre qui traverse votre route et que l’on veut d’une façon
ou d’une autre honorer d’une réflexion, tout ce qui importe est de trouver le
bon incipit. Alors retentit cette phrase incontournable : « On ne te
demande pas si tu en es capable, on te demande de le faire. » Et le piège
se referme sur l’angoisse de ne pas savoir, sur la peur de mal faire, sur la
frayeur de blesser, d’échouer non pour soi mais pour l’autre, sur l’envie folle
d’aimer au point d’inspirer à l’autre l’énergie de réaliser son propre rêve car
ce qui est important dans la vie réelle c’est de savoir transformer nos rêves
en réalité et nos envies ne sont des rêves que s’ils sont utiles aux autres et
que nous cultivons cette utilité, certains diront moqueurs utilitarisme..
Mais cet incipit ne mène pas très loin car c’est le simple principe premier
de la vie, l’instinct de survie. Le lion qui devant un éléphant qu’il ne peut
pas fuir, va attaquer cette bête énorme avec une possibilité minime de gagner,
donc de survivre, et il n’hésite même pas. Ne pouvant fuir, il attaque plutôt
que d’être attaqué ou avant d’être attaqué. Il ne se demande pas s’il en est
capable. Il le fait. Les gens pris au piège d’un incendie dans un immeuble de
plusieurs étages et qui sautent par les fenêtres pour rencontrer une mort
certaine ont le même réflexe, mais cela leur permet d’échapper à la mort par le
feu, et fous nous serions de les considérer comme étant fous. Leur instinct de
survie leur ordonne de faire cela, même si cela les mène à une autre mort
certaine qu’ils ne pourront pas fuir. Le Père Emmanuel le sait parfaitement,
qui est un adepte d’Indiana Jones, ce qui est mieux que Mad Max, et pourtant la
même trajectoire de l’aventure qui conquiert le monde, l’autre – et trop
souvent l’aliène.
Alors on recherche un autre incipit car la vérité est dans la quête et non
la conquête. « Une certaine pensée, trop occidentale, veut nous faire
croire que nous dominons la vie. Elle s’en rit ! Les théoriciens de cette
pensée désincarnée n’ont probablement jamais vécu en Afrique. » Là, oui,
nous avons une route immense devant nous. Quiconque a vécu en Afrique ou dans
tout autre pays qu’on appelait autrefois sous-développé et qu’on appelle
aujourd’hui en développement et parfois émergent, sait ce dont parle Emmanuel
Gobillard. Je regretterai qu’il n’ait pas donné plus de vécu existentiel à son
discours.
La seule aide que l’on puisse apporter à quelque personne souffrant d’un
mal ou d’un autre c’est de rendre cette personne autonome face à sa souffrance,
de l’amener à l’assumer et à en faire un moteur de son action salvatrice pour
lui-même et pour les autres. L’adolescent un peu Asperger et que le système
scolaire déclare caractériel – un mal anti-pédagogique encore fort commun chez
de nombreux enseignants – ne peut répondre à cette classification insolente et
insultante, ségrégationniste de toute façon, qu’en transformant son syndrome
d’Asperger en vrai savant fou, ou simplement en savant, sachant qu’il aura quelques
difficultés à communiquer sauf en logorrhée intarissable, et l’aide que l’on
peut apporter à ce syndrome hautement positif mais perturbateur pour les
partisans du ronron routinier du maître d’école à la férule absolue du savoir
que lui seul est sensé détenir, c’est de l’encourager à chercher, à découvrir,
à développer des savoirs nouveaux qui seront utiles aux autres.
La seule aide que l’on puisse apporter aux jeunes d’une paroisse africaine
qui veulent aider au développement de leur communauté, c’est de trouver des
outils et un espace de terre cultivable, près d’un ruisseau qui donnera l’eau
nécessaire, puis de les aider à trouver des semences auprès d’une mission
diplomatique occidentale qui a une branche de développement agricole, puis de
les aider, bèche à la main, à retourner la terre, a creuser la fosse à compost,
puis à semer et à arroser ces graines. C’est dans sa sueur que l’occidental
qu’on appelle un « mondele » en lingala saura qu’il a trouvé la vie
et qu’il aide les Africains avec lesquels il travaille. Mais surtout qu’il ne
croit pas, cet occidental, que le monde le laissera faire sans répugnance ou
hostilité. Il y aura toujours quelqu’un qui aura le pouvoir d’entraver le
travail d’aide à l’autonomisation des personnes dépendantes. Et quand il ira
avec trois Africains jusqu’à la mission occidentale pour récupérer les graines
promises et qu’ayant oublié de prendre de l’eau ils s’arrêteront auprès d’une
autre mission diplomatique il ne devra pas s’étonner qu’on lui présente un
verre pour lui et un seul verre pour les trois Africains. Et il aura le droit
de s’étonner qu’après coup Pierre Ngeyitala explique que c’est tout à fait
normal. L’aliénation est souvent acceptée comme un moindre mal, dans ce cas le
refus de donner de l’eau aux Africains, par exemple.
.Cette pensée désincarnée dont Emmanuel Gobillard parle est la vanité de
gens qui n’ont jamais mis les mains dans n’importe quel cambouis, de croire
qu’ils ont le pouvoir de faire, défaire et refaire le monde, comme s’ils
contrôlaient la vie. « La vie s’en rit ! » La vanité suprême de
l’homme est dans cette fiction absurde que la philosophie occidentale a
produite de Platon à nos jours que c’est l’homme qui fait l’histoire alors que
c’est la vie, et que cette vie est cosmique, et que l’homme dans tout cela
n’est pas grand-chose même s’il a la liberté du choix de ses actions et qu’il
est capable de transformer son environnement et de produire les moyens de sa
survie au lieu de devoir calculer sa survie en fonction des seuls moyens
naturellement disponibles. Merci Darwin. Et c’est là qu’Emmanuel Gobillard est
iconoclaste en affirmant que la création n’est pas parfaite et que c’est à
l’homme, à la collectivité des hommes, de la rendre meilleure, de la parfaire
par la seule chose qu’ils puissent faire : améliorer leurs êtres et leurs
relations humaines pour corriger les maux et les fautes qu’ils commettent ou
subissent tous les jours. C’est ce combat permanent contre soi-même pour le
bien qui transforme la société humaine et qui rend la création, le cosmos
meilleur, même si la tentation est forte de faire le mal plutôt que le bien, de
créer des armes et de faire la guerre plutôt que de cultiver nos jardins et de
satisfaire les besoins des hommes.
Même si elle se rit de votre vanité la vie est pourtant toujours de notre
côté. La guerre risque d’être un mal éternel, un mal nécessaire pour combattre
le mal guerrier qui menace l’humanité, même si la guerre par principe est
condamnable. Mais comment comprendre les forces qui mènent au mal et comment
résoudre les causes mêmes de ce mal ? L’amour est une bonne et grande
chose mais elle ne sera suffisante que si l’on se demande pourquoi la troisième
religion issue directement de la Genèse, de Moïse et d’Abraham s’oppose en
ennemi qui se veut chez certains irréconciliable avec la première religion
issue de ces mêmes prémisses et s’oppose en ange purificateur contre la
civilisation pour l’essentiel – encore, mais pas pour longtemps – occidentale
issue des deux premières religions issues de ces mêmes prémisses. L’amour
est-il une solution quand on sait que tout tourne autour des deux fils
d’Abraham, le premier fils avec l’esclave de son épouse que son épouse lui a
donnée, puis le second fils avec son épouse légitime pourtant considérée
jusqu’alors comme stérile. Pourquoi le premier fils et sa mère dite arabe
sont-ils chassés à la demande de l’épouse légitime ? Même si d’un côté
comme de l’autre Dieu bannit le sacrifice humain et en particulier d’enfants en
ordonnant le sacrifice d’un fils comme de l’autre, d’un côté comme de l’autre
de la ligne séparatrice de la ségrégation ethnique, et cependant prévenant ce
sacrifice au dernier moment par une substitution animale.
C’est là que je trouve dans ce livre une autre dimension qui dépasse la
matrice religieuse même d’Emmanuel Gobillard et atteint l’universalité en
retrouvant une autre dimension religieuse non issue du creuset biblique.
C’est en partant des quarante jours de Jésus passés au désert à confronter,
dompter et dominer ses propres pulsions tentatrices allumées en lui par Satan,
que certains appelleront son inconscient, qu’il pose les trois grandes
tentations des prêtres catholiques : « l’ambition ecclésiastique,
l’acédie ou paresse spirituelle et le désespoir. » Il parle ici et là de
méditation mais surtout beaucoup de prière avec Dieu lui-même qui ne peut se
faire que dans la solitude à la fois de l’isolement, de la retraite, de la nuit
et du célibat. Cette vision est pessimiste et pourtant ouvre la porte à la
seule voie de rédemption de l’homme face à l’impossible survie seul face au
cosmos qui broie tout sur son passage et par son fonctionnement intérieur. Seul,
l’homme n’est rien. L’homme n’est que dans deux dimensions que seuls les
hominines (lexique du CNRS, le genre Homo + Australopithèques) ont su développer.
Les hominidés (définition anglo-saxonne, tous les homonides et hominoïdes
jusqu’au hominines exclus) sont totalement soumis à la sélection naturelle de
Darwin, alors que les hominines ont été des migrateurs dès qu’ils ont appris à
courir sur deux pieds et donc à rechercher au loin les ressources de survie
qu’ils ne trouvaient pas en quantité suffisante sur place pour des groupes en
augmentation démographique : plutôt que de sacrifier les enfants en
surnombre, ils sont partis au loin, à l’intérieur de l’Afrique d’abord puis en
dehors de l’Afrique avec Homo Faber qui a donné naissance à trois espèces
humaines – au moins ? – en trois lieux différents : les Néanderthals,
les Dénisovans et les Homo Sapiens, respectivement au Moyen Orient, en
Mongolie-Asie-Centrale-Sibérie et en Afrique.
Ces deux dimensions sont, d’une part, la mise en commun des ressources et
des moyens dans le cadre d’une socialisation indispensable dès la nécessité
d’une division du travail imposée par la naissance de petits qui ne peuvent
être autonomes qu’après deux ou trois ans au moins de dépendance, et cela n’a
rien à voir avec l’attachement des petits singes avec leurs mères, un
attachement qui n’est de dépendance que pendant très peu de temps, tout comme
l’attachement des petits d’une vache n’est que très marginalement dépendant car
le veau ou la velle apprennent à se nourrir d’autre chose que du lait de leurs
mères très vite, sans parler de l’autonomie de mouvement et de marche. Et ce
livre est entièrement nourri de diverses socialisations : aide à la vie
quotidienne, aide à l’agriculture autonomisante, aide à l’acquisition du savoir
par la transmission du questionnement et de la curiosité sans lesquels il n’y a
pas de recherche du dit savoir. Le savant fou ne transmet pas LE savoir
sacro-saint et unique mais l’envie de découvrir le savoir multiple que seule
l’expérience de la vie peut justifier et motiver. Et cela n’est possible que
par l’outil linguistique développé par les hominines et par le saut qualitatif
des langues tri-articulées d’Homo Sapiens : Emmanuel Gobillard explique
discrètement, trop discrètement, comment la langue malgache fut d’abord un
frein puis un moyen de communication. Il serait temps que les illuminés
logorrhéiques, idéalistes (et parfois ségrégationnistes) de la Nuit Debout
quittent la Place de la République (ceux-ci n’ont pas vraiment besoin de
travailler pour se payer un costard de marque même en jean) pour aller se salir
les mains et se durcir la peau dans le vrai travail avec ceux qui souffrent et
dont ils veulent refaire la vie en leur apportant le bonheur dans un emballage
prédigéré comme si on pouvait imposer le bonheur aux gens, comme si le bonheur
n’était pas quelque chose qui ne peut venir que de la deuxième dimension
humaine si présente et prégnante dans ce livre : la méditation et la
prière seul à seul avec soi-même et avec Dieu.
Cette méditation, deuxième dimension de la réflexion d’Emmanuel Gobillard
la plupart du temps appelée prière, est le principe fondamental du Bouddhisme,
méditation qui se fonde sur une vie quotidienne de service, de pauvreté et
d’humilité et qui est la recherche en soi et dans la relation mentale
entretenue avec le monde de la force qui va purifier ce qu’ils appellent
« mana » ou « cita », qui correspondent au mot anglais « mind »
et qui sont fort parallèles, bien que pas totalement identiques, puisque les
Bouddhistes ne croient pas en Dieu, à notre « esprit » et pour les
plus Chrétiens à notre « âme ». Cette dimension mentale est parfois,
surtout au début, un peu froide mais elle se réchauffe quand il compare l’amour
de Dieu et l’amour chrétien à un feu, un brasier, de la même nature que
l’enfer, le feu de l’enfer étant un feu qui nous détruit alors que le brasier
de l’amour divin est un feu dans lequel nous entrons en communion et en
symbiose. Celui qui refuse l’amour sera brûlé par l’amour de Dieu et ce sera
son enfer. Celui qui accepte et pratique l’amour sera en phase avec l’amour
chrétien et pourra entrer en osmose avec lui. Et cela doit se faire tous les
jours par des actes d’amour pour les autres et par la méditation qui justifie
et motive ces actes d’amour. Aimer les autres n’est pas facile. Emmanuel
Gobillard relie cela au célibat, au mariage du prêtre catholique à la seule
église, à la disponibilité du prêtre catholique à cet amour pour toute personne
en ayant besoin pour se régénérer. Il parle de mariage et demande un témoignage
à Alexandre Poussin sur l’amour dans la cadre matrimonial et paternl, ce
qu’Emmanuel Gobillard ne peut guère connaître directement, mais il évite de
parler de l’a dimension hormonale du désir que beaucoup assimile à l’amour,
réduisant celui-ci à quelques pulsions endocrines. On sait les dérives qui
peuvent alors apparaître. Mais la conception de l’enfer comme étant la nuit
dans laquelle s’enferme celui qui ne sait pas aimer les autres, une nuit qu’il
ne sait pas dissiper car il ne peut la dissiper que par le feu, la flamme et la
lumière de l’amour, est à la fois poétique et profondément régénératrice et
même libératrice.
On se prend alors à aimer l’auteur qui nous parle entre les lignes autant
que sur les lignes et combien il eût été encore plus poignant de donner
davantage d’illustrations de cet amour là-bas à Madagascar.
Quand j’ai quitté le Sri Lanka après avoir enseigné l’anglais du bouddhisme
aux jeunes moines du monastère de Pidurangala pour les préparer à choisir
la voie de la prédication et de la mission dans le monde occidental qui a
beaucoup à apprendre, le fait qu’à la dernière séance (je n’ai jamais parlé de
cours) avant mon départ la « cérémonie » de la tasse de thé partagés
avec moi après chaque séance, est devenue une séance d’échange de souvenir et le
fait que ces jeunes moines qui n’ont rien en leur nom, sauf leurs pagnes
safrans, m’aient offert une lampe solaire en cuivre martelé à la main, lampe à
huile rituelle pour remercier le soleil de toujours briller jour après jour,
est la marque de cet amour échangé, chacun donnant ce qu’il peut, son savoir
peut-être mais aussi la chaleur humaine de son « mana » ou « cita »,
ce que Emmanuel appelle très justement l’amour. Soyez sûr qu’alors trouver dans
ses poches un cadeau ou deux dignes d’un tel échange est difficile. Et
croyez-moi c’est dans le cœur que le cadeau digne de cet échange se trouve. A
nous de l’en extraire.
L’église catholique des USA a défini il y a plus de trente ans la procédure
à suivre pour réintégrer les Amérindiens dans la société américaine :
« remember, reconcile, recommit ». Ne jamais oublier, toujours se
souvenir car la vie est une encyclopédie vivante et vibrante. Réconcilier le
monde et se réconcilier avec le monde dans la reconnaissance et le respect des
différences, des originalités et des identités. Et se réengager sur les
principes fondamentaux de l’amour de l’autre, de la méditation personnelle dans
la prière, de l’humilité salvatrice par et dans le partage. Et le mal de
l’orgueil est un mal mortifère, pour les autres comme pour soi-même.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 3:20 AM