QUATUOR DIOTIMA –
LEOS JANACEK – 2008
On peut aborder cette musique de bien des façons, mais certaines sont préalables
ou a priori et indispensables.
Il y a d’abord le quatuor à cordes. C’est une formation réduite en
définitive lourde car les quatre instruments à cordes sont quatre pupitres,
quatre registres et le compositeur ici les utilisent séparément, chacun dans sa
logique et il compose un tout non homogène mais articulé et architecturé. Le
quatuor à cordes à donc ici une grande richesse de par cet a priori de ne pas
homogénéiser les instruments. Ce CD d’ailleurs a une originalité puisqu’il
donne en ouverture et en fermeture le même 2ème Quatuor mais avec un
des instruments passant de alto à viole d’amour, un instrument plus ancien, de
la génération antérieure des cordes.
On peut aussi considérer le quatuor comme un ensemble de quatre instruments
à cordes, dont deux violons, un alto (ou viole d’amour) et un violoncelle. On
peut alors voir des symboliques musicales d’abord, culturelles ensuite et plus
ou moins fantasmée finalement comme pour féminiser ou masculiniser les
instruments. On voit alors danser devant nous quatre personnages dont certains
sont des hommes et d’autres des femmes, et entre les deux quelques ambigus
hermaphrodites. L’imagination du public est immense et le compositeur le sait.
Lui-même a ses fantasmes et lui-même voit ses instruments qui incorporent des
pulsions, des envies, des frayeurs, des peurs. On ne peut pas empêcher le
compositeur ou le public de faire de telles projections, de tels transferts.
Personnellement j’ai plutôt l’impression que les violons sont de vilains
garçons, provocateurs, perturbateurs, sensiblement libidineux et taquinant nos
envies secrètes. L’alto et le violoncelle sont comme le gendarme et le
professeur, le curé et le confesseur, celui qui garde l’ordre et celui qui
essaie d’éduquer l’âme de ces violons perturbateurs, larmoyants parfois car ils
prennent une claque de temps en temps quand leurs cordes vont là où elles ne
devraient même pas penser vouloir aller.
Certains vous diront que ce n’est plus de la musique. Je répondrai que le
public est roi et il a le droit de voir ce qu’il veut dans quelque chose comme
la musique qui n’est pas une image réaliste, une photographie de presse. Et ce
sont ces émotions, ces fadaises, ces hirsutes cogitations de spectateurs qui
font la réputation d’un compositeur. Mozart est le plus grand parce qu’il taquine
en nous les sentiments les plus adolescents et même pré-pubères qui puissent
être. Qu’en est-il de Janicek ?
Ne jouant pas sur l’homogénéisation des quatre instruments il nous donne à
entendre un dialogue à quatre, une dispute à quatre, une confrontation à quatre
faites d’attrait, de répulsion, de distance, de rapprochement. Nous sommes comme
dans une partie à quatre, une partie de poker pour sûr, ou bien une partie de
pieds levés pour ne pas dire de jambes en l’air. C’est dans notre tête et je
vous assure que cela galope.
Cette musique est hyper expressive, elle vous capture et vous captive les
sens y compris l’intelligence et l’esprit pour vous enfoncer dans une espèce de
profonde couche de mousse recouvrant un sol rugueux et accidenté. Vous vous
perdrez dans les renoncules, les pissenlits, les ronces même et les fougères de
cette forêt musicale sans fin et sans chemins préétablis, tracés au cordeau, ni
bien ni mal tempérés, pas tempérés du tout. On est dans le froid polaire ici et
là et on surgit brutalement dans la canicule tropicale là et ici. La musique
est une douche écossaise qui nous réveilles les dendrites neuronales. Bien que
faite de chaud et de froid elle ne vous laisse ni froid ni de glace et bien
malheureux sont ceux pour qui elle ne fait ni chaud ni froid. Ils sont frigides
devant la facture surprenante de cette musique.
Et dès qu’on croit approcher d’une atmosphère, d’un sentiment, d’une
impression, le compositeur et ses complices les musiciens nous coupent l’herbe
sous le pied et nous font basculer dans une marmite d’on ne sait quoi et qui
n’a de nom dans aucune langue. Bossuet dirait que c’est la mort, mais en fait
c’est simplement l’au-delà de ce que l’on attendait, de ce que l’on espérait,
de ce que l’on était préfabriqué à recevoir. Cette musique nous éraille l’âme
d’une obligation de refondation de nos émotions. Arrêtez d’aimer les machines comme si vous étiez
vous-mêmes d’autres machines. Apprenez à aimer les soubresauts de l’âme des
autres en écho plus ou moins amplifié des vôtres.
C’est cette dimension de public individualisé qui entre en communion avec
je ne sais quel fantasme de compositeur ou de musicien que ce public
individualisé voit surgir devant sa porte, devant ses yeux, au coin de ses
oreilles. Il doit s’accoutumer à ces visites et rencontres imprévues et imprévisibles.
C’est là qu’est l’avenir musical et non dans les musiques antérieures qui
visaient à créer la communion de tous dans un public homogénéisé au nom de je
ne sais quel dieu, quelle muse ou quel organisateur social et politique vous
indiquant par un corpus suprasegmental et super-structurel comment vous
comporter, comment sortir le chapeau du dimanche, comment montrer votre piété,
comment étaler votre soumission à l’ordre musical établi.
Une telle musique n’a pas d’équivalent dans aucun autre siècle car elle est
le début d’une transhumance culturelle et sociale qui fait dériver dans le
grand calme de l’océan historique, porté par des courants violents, agités bien
qu’ignorés et inconnus l’audition, l’écoute, la réception et les goûts de
chacun séparément et de tous en foule contradictoire, voire antagonique, mais
aussi brownienne que désordonnée. Parfois, au détour de certaines mesures, on
est pris d’une envie de panique de foule pour prendre d’assaut des citadelles
que nous ne voyons même pas.
Et c’est là l’effet le plus puissant de cette musique : elle nous fait
redécouvrir l’obligation d’être critique. Pierre Boulez, avant sa mort,
exprimait un sentiment similaire dans l’entretien qu’il avait donné dans le
cadre du livre « Les neurones enchantés – le cerveau et la musique »
aux éditions Odile Jacob en 2014 dont L’Ensemble Intercontemporain vient de publier
un extrait de trois pages dans son programme 2015-2016, pages 96-98, et donc je
tire la citation suivante :
« La musique doit être entendue. Mais qu’entend-on exactement ?
Je me pose moi-même quelquefois la question. Dans une œuvre classique que je
connais, mais que je n’ai pas entendue depuis longtemps, je me perds parfois.
Ou plus exactement, je me dis : « Tiens, cela devrait aller dans
telle direction ; mais non, cela va dans une autre ! » Je viens
de réécouter Le Sacre du Printemps
dans la chorégraphie de Pina Bausch. Et j’ai découvert des détails
qu’auparavant je négligeais parce que c’était plutôt la grande forme qui
m’intéressait. »
On ne peut guère être plus clair qu’il y a bien des façons de ressentir une
musique selon comment moi l’auditeur individuel je la ressens à un moment donné
et pas à un autre
Entrez dans ces quatuors et laissez-vous porter par les notes et laissez
sortir les tigres qui ne sont pas en papier mais musicaux de vos oreilles internes
qui ont été trop souvent acclimatées à des interprétations préfabriquées.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 5:00 AM