Saturday, July 11, 2015

 

La sociologie comme une normativité intellectuelle fermée

PIERRE BOURDIEU (1930-2002) – SUR LA TÉLÉVISION – COLLÈGE DE FRANCE 1996 – ÉDITIONS RAISONS D’AGIR MAI 2008

En 1996 ces deux conférences du Collège de France diffusée largement par le CNRS en capture vidéo étaient on dira un peu passéistes mais encore acceptables. Pierre Bourdieu ne cite jamais Marshall McLuhan bien qu’il cite dans la deuxième conférence l’exemple américain, sans plus. Il ne cite jamais Marcel Bluwal et Stellio Lorenzi alors même qu’il rejette la télévision qu’ils sont sensés représenter :

« La télévision des années 50 se voulait culturelle et se servait en quelque sort de son monopole pour imposer à tous des produits à prétention culturelle (documentaires, adaptations d’œuvres classiques, débats culturels, etc.) et former les goûts du grand public […] Je ne partage pas la nostalgie de certains pour la télévision pédagogico-paternaliste du passé. » (p. 54-55)

Mais je dois dire qu’en 2008 déjà, raison de plus aujourd’hui, la publication papier de ces deux conférences est une provocation au temps de l’Internet universel (du moins dans le monde occidental, dans le monde émergeant et de plus en plus dans le monde en voie de développement). Mais qu’en est-il vraiment ?


Commençons par la conclusion.

« Il faut travailler à l’universalisation d’accès à l’universel. » (p. 77)

Voilà une bien belle intention, même si le « il faut » qui a comme écho « y a qu’à » (ou « yaka ») dans mon tête est à la fois impersonnel et plus que normatif, disons le franchement plutôt embrigadant. Mais juste avant il avait donné un autre objectif :

« … lutter aussi, en liaison avec les enseignants, avec les syndicats, les associations, etc., pour que les récepteurs  reçoivent une éducation visant à élever leur niveau de réception. » (p. 77)


Pour un sociologue c’est là une démarche que l’on dira fortement autoritaire. Il ne s’agit pas de permettre au public de conquérir par ses propres efforts et en fonction de ses propres convictions un plus grand lettrisme dans son appréhension des messages audiovisuels. Il s’agit bien d’utiliser des appareils idéologiques d’état (un autre oublié dans l’approche de Bourdieu, à savoir Louis Althusser) pour doter le public d’outils de réception. Cela est passif. Le public n’est qu’un récepteur qui reçoit une réception, les trois termes tautologiques sont dans la proposition citée. Pierre Bourdieu se targue d’être un sociologue. Si la sociologie n’est que cette démarche éducative passive, j’ai bien peur qu’il ne saisisse pas la dimension nouvelle et originale de la télévision comme un média aujourd’hui devenu le quotidien de la plupart des gens (voir les limites au niveau de la fracture numérique dans le monde) une fois connecté avec l’ordinateur et l’Internet. Le sujet connecté de l’Internet ne saurait se définir comme cela. Mais comment Pierre Bourdieu en est-il arrivé à cette conception d’un autre temps ?

Commençons par une remarque de lexique. Dans la première conférence il parle du « médium » télévisuel avec les guillemets et l’accent. Il est donc conscient du contresens et donc du non-sens possible de l’emploi de ce mot qui a un sens qui n’a rien à voir avec la télévision, ou toute autre média. Il oppose ce « médium » sans boule de cristal, du moins nous l’espérons, à un pluriel médias avec accent et sans guillemets et qui n’a pas de singulier comme il se doit dans la langue technique des BTS audio-visuels de l’époque. Mais dans la deuxième conférence il mange son chapeau et on a alors le medium sans accent et sans guillemets qui s’oppose à médias avec accent et sans guillemets qui n’a donc toujours pas de singulier. Il n’y a que deux explications à cette variabilité lexicale : d’une part Pierre Bourdieu n’est pas en contact avec les milieux de la technique médiatique industrielle, ce que l’on comprend car il n’a jamais enseigné dans un BTS de ce champ ; ou d’autre part il se laisse aller à un snobisme professionnel des gens de télévision qui veulent faire cultivés en employant un singulier latin emprunté à l’anglais mais tout en gardant un pluriel français du pluriel latin. C’est le même snobisme que l’on trouve à Hollywood qui parle de « mise-en-abyme(s) » ou « décor ». L’une comme l’autre de ces deux explications ne se justifient pas. L’emploi qui doit être standard est le singulier média (l’accent est la preuve que nous ne sommes plus en latin) et le pluriel médias (même remarque) et ainsi garder médium pour ce qu’il est traditionnellement en français, avec ou sens boule de cristal, aussi bien féminin que masculin.


Entrons maintenant dans les choses sérieuses.

Il ne s’agit en rien ici d’un traité sociologique scientifique, même de sciences humaines. Il s’agit d’un pamphlet anti-télévision et en fait centré exclusivement sur la pratique journalistique de la télévision avec les informations, les documentaires marginalement, les émissions de discussions et débats et une mention des jeux télévisés. Désolé, Monsieur Bourdieu, mais la télévision c’est beaucoup plus que cela. Ce sont les dramatiques, les émissions de variétés, les émissions tout du long de la journée en direction des femmes au foyer, des enfants et des adolescents, des filles comme des garçons, et surtout un genre qui est devenu la marque même de la télévision : la minisérie et la série avec deux conceptions : chaque épisode est un tout et la série n’est que la répétition d’une situation avec un ensemble de personnages stables. Cela c’est la conception à la française. La conception la plus prisée aux USA et au Canada c’est la minisérie qui est en fait une dramatique en épisodes, et la série qui se développe comme un tout de saison en saison, d’épisode en épisode sans que l’on puisse vraiment dire que chaque épisode est autonome. Il y a un ordre, il y a une successivité, un suivi. Cela étant totalement ignoré Pierre Bourdieu peut se lancer dans une dénonciation dithyrambique du journalisme télévisuel. Franchement il manque la cible.


Il manque la cible parce qu’il ne considère pas le média télévisuel mais seulement le traitement des informations à la télé, ce qui neutralise complètement et même annule au moins partiellement ce qu’il peut dire sur la télévision. Il drape son discours dans une ribambelle de citations, en fait de noms de référence, oubliant que les citations sont des béquilles et pas pour les plus intelligents d’entre nous. Il pose (p.8) que la télévision devrait être un « instrument de la démocratie directe ». Il est obsédé par censure et autocensure à la télévision qu’il pose comme étant dans son fonctionnement actuel « un instrument de maintien de l’ordre symbolique ». Il dénonce la « violence symbolique «  de la télévision (p. 16) qui ne vise qu’à trouver le « scoop » ou « l’exclusivité » (p. 20). Il dénonce « les lunettes » (p. 18) des journalistes qui leur font voir uniquement ce qu’il est bon de voir ce qui les mène à la recherche des « faits omnibus » qui produisent le « consensus » et sur le fait que jamais « rien d’important » n’est abordé (P. 16). Sa conclusion alors porte sur « la circularité de la circulation de l’information » (p. 22) et il ne voit pas la figure poétique qui porte un nom grec de cette expression qui me suggère que s’il y a circulation il y a aussi de fortes chances qu’il y ait de la circularité puisque la circulation va d’un point A à un point B et revient ensuite au point A : le célèbre métro-boulot-dodo. Sa critique est donc plutôt superficielle car il est bon que les journalistes d’un média se tiennent au courant de ce que les journalistes des autres médias font, disent et écrivent. Je ne vois pas où est le crime. S’il y en a un. Circulation de l’information pour sûr et circularité bien sûr, mais c’est la garantie du sérieux factuel et donc de la liberté de la formulation d’un point de vue.


A partir de là Pierre Bourdieu se lance dans une dénonciation de tout et de rien. Il accuse la télévision de dramatiser (p. 18) des faits divers sans importance pour en faire des scoops essentiels. Il accuse la concurrence entre les médias et les chaines télé de mener à l’homogénéité (p. 23), à l’enfermement mental (p. 25), à des choix sans sujet (p. 26) sans voir d’ailleurs sur ce point qu’il y a au moins trois sens à ce terme de « sujet » : la matière que l’on traite, le sujet qui traite de cette matière et le sujet qui reçoit, audite, ou simplement consomme la dite matière. Il me semble qu’il affirme que la télévision propose un journalisme qui est un simulacre d’information qui fait de l’esbroufe sur rien, sur aucune matière importante. Mais je n’en ai aucune certitude tellement certaines de ses formulations son rhétoriques et non explicites. Cela l’amène à dénoncer l’audimat (p. 28 et dans de nombreuses pages ensuite) comme étant purement et simplement un crime contre la pensée qui, dit-il, a besoin de temps pour se formuler alors que la télé exige de penser à grande vitesse (p. 30). Il dénonce dans la foulée les « fast thinkers » en parallèle mental avec les fast food.


Cela l’amène à dénoncer les débats télévisuels comme étant de faux débats et parfois même des choses totalement arrangées dans la « connivence » (p. 39) entre les participants et les journalistes maîtres du jeu. Hélas dans la seconde conférence il se lance dans l’analyse du champ journalistique (p. 44) qui est « parfaitement ajusté aux structures mentales du public » (p. 52). Il oppose la télévision d’antan « d’action culturelle » (p. 54) à la télévision des années 90 de « démagogie spontanéiste » (p. 55) tout en rejetant le pédagogico-paternaliste des nostalgiques (p. 55).


Il conclut sur une diatribe de sociologue reconnu par le champ des sociologues dont il veut être je ne sais quel gourou ou maître à penser. Il rejette les utilisations de la sociologie par des amateurs non reconnus par le champ des sociologues, entendez universitaires et CNRS, amateurs qui ne savent utiliser la sociologie qu’à des fins cyniques ou cliniques (p. 68). Il considère et pose comme la garantie de la valeur scientifique des intellectuels choisis et sélectionnés dans les divers champs par les membres de ces champs, donc le féodalisme de l’adoubement on ne peut plus circulaire et surtout dégénératif : les nouveaux recrues ne sont en rien les meilleurs car les meilleurs de la nouvelle génération ne peuvent que menacer l’autorité de l’ancienne génération qui ne les sélectionnera donc pas. Il parle effectivement de la nécessité pour un intellectuel des champs scientifiques de s’enfermer dans la tour d’ivoire de sa science (p. 71). Il rejette tous les intellectuels hétéronomes, c'est-à-dire les intellectuels qui ne sont pas reconnus et adoubés par les intellectuels en place dans les champs concernés. Il parle « d’un droit d’entrée » à payer pour être du cénacle, et du « devoir de sortie » pour qui ne remplit pas les conditions édictées par les maîtres du champ concerné.

Cela nous ramène alors à notre point de départ qui est sa conclusion. Nous avons là une théorisation totalement coupée de la réalité. Mais qu’en est-il de la télévision comme média ? On ne peut vraiment la saisir comme tel que si l’on prend en compte l’auditeur et l’auditoire dans des conditions réelles de réception.


Ce que je vais dire était vrai quand la télévision avait une faible définition comme le disait McLuhan, mais cela est encore plus vrai maintenant qu’elle a une haute définition et qu’on peut la capter en solitaire sur son ordinateur, ou sa tablette, ou son smart phone. La télévision est d’abord et avant tout un média de l’image et non du texte. Erreur majeure de Pierre Bourdieu. En tant que média elle transmet donc un message visuel qui contient en plus du texte, du son, de la musique, etc. Elle demande la mobilisation de tous les sens et elle se fonde sur un rapport de projection, d’inclusion et d’intégration de l’auditeur et de l’auditoire dans le message lui-même par une synergie omni-sensuelle qui fait que l’on doit se sentir à l’aise, détendu, approuvant totalement le message et en jouissant, ou l’inverse désapprouvant totalement ce message et développant une réaction de peur, de haine, de rejet pouvant aller jusqu’au zapping. La télévision est un média hypnotique en premier lieu visuel car nous, les humains, sommes presque tous dominants visuels. Tout le sonore, y compris le langage, est soumis à cette dominance. Dans un débat la cravate d’un débatteur ou le foulard d’une débatteuse, sans parler de shorts trop courts ou de minijupes trop sexy, sont plus importants que ce que ce débatteur ou cette débatteuse peuvent bien dire. A la télévision plus qu’ailleurs les Tartuffes sont les perdants : « Montrez ce sein que je ne veux que voir ! »


Quel dommage vraiment que Pierre Bourdieu en fin de carrière et d’ailleurs aussi en fin de vie, se soit laissé aller à une diatribe sectaire anti-journalistique et anti-télévisuelle. Il aurait tellement pu faire mieux s’il était descendu de son cheval de sociologue adoubé par l’université et le CNRS et s’il s’était demandé quelle était et est l’originalité médiatique du média télévisuel en sachant que le journalistique sur ce média ne représente que dix pour cent au plus du temps d’antenne, sauf bien sûr pour la CNN et autres chaînes d’information en continu.


Le plus étonnant dans ce livre édité six ans après la mort de Pierre Bourdieu, c’est qu’il le soit sans la moindre note critique. On aurait hurlé au stalinisme dans ma génération devant une telle pratique. Mais aujourd’hui on emploie des mots plus gentils comme conformisme négatif ou alternatif, voire radicalisme altermondialiste. Comme si occuper Wall Street allait changer la couleur des étoiles.


Dr Jacques COULARDEAU



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