Sunday, May 17, 2015

 

Un livre parfaitement décevant

RADA IVEKOVIC – L’ÉLOQUENCE TEMPÉRÉE DU BOUDDHA, Souverainetés et dépossession de soi -2014

Dès qu’on entre dans le préambule de ce livre on sent une atmosphère délétère. Quand l’auteure déclare : « Il n’y a pas et il n’y aura pas d’égalité entre les langues. Il n’y aura jamais de traduction satisfaisante et définitive. » (p. 8) on sait qu’il y a quelque chose qui cloche. Et le livre est la démonstration de bout en bout de cette contradiction qui sonne faux.


Le Bouddhisme a été transcrit, de sa pratique purement orale du 6ème siècle avant notre ère, en sanskrit pour la sphère dite du grand véhicule, Mahayana, qui couvre en particulier toute la Chine mais aussi le Japon (où il est particulier du fait de sa jonction avec l’idéologie féodale des Samouraïs) et le Tibet (où il est aussi très particulier du fait de sa jonction avec la religion Bon plus ancienne et que les Bouddhistes trouvent en arrivant au Tibet, chassés qu’ils étaient de l’Inde). Par contre dans sa version petit véhicule, Hinayana, du Sri Lanka, de la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam Sud, avec en particulier sa forme Theravada née au Sri Lanka, le bouddhisme a été transcrit dans une langue indo-aryenne créée pour cela par les moines bouddhistes qui font cette transcription au Sri Lanka, le pali.


L’auteure ne prend en véritable considération que le sanskrit (le pali est extrêmement marginal dans ce livre) mais prétend parler de l’ensemble des bouddhismes, le pluriel est d’elle, mais on découvre très vite qu’elle ne considère que des mots isolés, qu’elle appelle parfois des concepts, mais jamais la syntaxe de la langue, que ce soit le sanskrit ou le pali, toutes les deux indo-aryennes de toute façon et donc proches, et elle manque alors le sens architectural de ces langues et il serait aisé, en prenant comme je l’ai fait par ailleurs un verset du Dhammapada en pali, de montrer cette architecture fondamentalement d’assemblage d’éléments juxtaposés avec hiérarchie fonctionnelle parfois mais qui implique ce que j’appelle une logique de l’émergence qui ne pose en rien une quelconque causalité, n’en déplaise à l’auteure et aux traducteurs du bouddhisme : on a des éléments qui sont remplis ou réalisés existenciellement et ce niveau de réalisation une fois atteint l’émergence d’un autre phénomène devient possible, mais en rien ni causé ni obligatoire. Je peux remplir toutes les bonnes intentions et conditions d’une vie éthique selon les règles bouddhistes, mais cela ne me fera pas atteindre le « nibbana » (nirvana en sanskrit) car pour ce faire je dois vouloir le faire, je dois me mettre en route vers cet objectif. C’est un élément essentiel que l’auteure manque : il n’y a pas de causalité car qui dit cause-effet dit une sorte de prédestination, de fatalité, d’inévitabilité, et cela n’est en rien la conception bouddhiste de la vie : je ne serai et deviendrai que ce que je voudrai être et devenir et ce pour quoi je m’engagerai tous les jours à devenir par mes propres efforts.


Pour en revenir à la traduction qui hante cette auteure, on découvre vite qu’elle ne travaille pas sur les textes originaux dans les langues originelles, mais seulement sur des mots, des concepts qu’elle essaie d’exploiter dans des textes traduits. Elle donne quelques exemples de textes canoniques en français et on découvre rapidement qu’elle travaille probablement sur une traduction française personnelle d’une traduction anglaise antérieure. Un exemple. Elle s’adresser fait diverses personnes au Bouddha avec le terme « monsieur » qui est une aberration qui doit probablement correspondre à un « sir » anglais qui n’est pas juste mais qui au moins est une forme amoindrie de « sire » (même sens en français et en anglais). Le terme employé doit exprimer le respect de qui s’adresse au Bouddha, y compris dans un cas un souverain local, un respect du au Bouddha pour sa supériorité spirituelle. « Monsieur » ne donne en rien ce sens que l’on pourrait trouver dans « maître » par exemple. Il est vrai que la traduction est un art impossible car pour cette relation de hiérarchie spirituelle on emploierait dans le contexte chrétien « mon père » qui est totalement impossible ici, ou bien « rabbin » dans le contexte juif.


Le fait ainsi qu’elle travaille à partir de traductions et au mieux de simples mots sanskrits fait que tout son discours sur la dimension politique et postcoloniale du bouddhisme est sujette à caution car elle manque souvent le sens réel de ce bouddhisme qu’elle traite exclusivement à partir de références chinoise ou tibétaine, sans faire la différence et sans non plus explorer la dimension chinoise, j’entends de langue chinoise, du bouddhisme en Chine, ou tibétaine, j’entends de langue tibétaine, du bouddhisme au Tibet. Or le chinois et le tibétain sont des langues isolantes à caractères bien plus anciennes phylogéniquement que le sanskrit, raison de plus le pali inventé il y a à peine plus de vingt siècles. Il est sûr que les concepts de « souveraineté » et d’ « harmonie » n’ont rien à voir avec le bouddhisme, raison de plus le concept de « démocratie » que l’auteure prend comme un acquis en définition sans voir que l’on peut obtenir une majorité en Grèce ou en Angleterre avec 35% des voix et que Kennedy et Bush fils ont été élus avec une minorité du vote populaire. Drôle de démocratie où celui qui a une minorité de voix par rapport à son adversaire est élu. Alors même qu’elle essaie ici et là de se défendre d’être euro-centrée, il apparaît très vite qu’elle est euro-centrée dès la première page car elle ne travaille que sur des traductions en langues européennes. Elle va même jusqu’à excuser un long texte qu’elle cite et qu’elle qualifie comme marqué de « réitération » (p. 64) alors qu’il s’agit de la procédure bouddhiste de libération du mental. Nous n’avons pas en français de mot correspondant aux mots palis « mana » ou « cita », raisons de plus « cetasika », qui de façon très complexe couvrent la puissance mentale de l’homme, l’utilisation de cette puissance mentale de l’homme pour prendre le contrôle de lui-même et de son environnement, l’utilisation de cette puissance mentale pour se libérer des divers attachements (« tanha » et « upadana », respectivement désir excessif et dépendance concrète et psychologique) qui empêchent l’aspirant au nirvana d’avancer sur la route de ce nirvana (mot sanskrit mieux connu en occident que le mot pali « nibbana »). Tous ces mots, ces concepts que je cite en pali sont absents, même en sanskrit, de ce livre.


Et c’est à  nouveau un problème de traduction qui l’empêche de voir le vrai sens de « suñña » et « suññata » (en pali, elle les cite en sanskrit) qui veulent dire vide dans les dictionnaires standards de sanskrit ou de pali, mais qui ne veulent en rien dire vide en bouddhisme. Il s’agit de l’état mental de l’aspirant bouddha en approche du nirvana : quand toutes les attaches à tous les désirs, instincts, pulsions ou autres états mentaux de dépendance ont été éliminés, mais alors mentalement cet aspirant n’est pas vide mais seulement vide de pulsions négatives, d’attachements qui le retiendraient dans sa progression. Il est alors plein de la sérénité, la compassion, la lumière qui caractérise justement cet aspirant quand il atteint le nirvana. Il ne lui reste plus qu’une chose, le corps dont il s’est totalement libéré mentalement. La mort devient alors l’étape suprême de cette libération et de cette perfection atteinte qui va faire que cet aspirant échappera mentalement au cycle des naissances-morts-renaissances qui est le lot des non-libérés. Mais l’auteure ici ne peut pas voir cela car elle est englué dans le bouddhisme tibétain qui pose dans son livre des morts que le mourant ne peut qu’être réincarné et qu’il a une quarantaine de jours après la mort pour faire son choix avec l’aide d’un lama ou d’un ami qui va remplir les rites nécessaires avant de disposer du cadavre libéré de cette essence qui sera passée dans une nouvelle incarnation. Dans le bouddhisme pali theravada ou hinayana le nirvana, ou « nibbana », atteint du vivant de l’aspirant permet d’échapper à ce cycle infernal, à ce flux incessant de vie et de mort parfois appelé « samsara » et cause première de la « dukkha », cette insatisfaction des désirs qui cause toutes les souffrances humaines. Ce concept est non discuté par l’auteure.


De la même façon l’auteure centre son approche sur le concept de « anatta » en pali (qu’elle donne bien sûr en sanskrit). Elle le traduit la plupart du temps par « non-soi », parfois par « non-être ». Mais elle ne le donne pas comme il est standard de le faire comme la troisième partie d’une triple vision : « yaŋ aniccañ ca dukkhañ ca taŋ anattā » (T.W. Rhys-Davids, Pali-English Dictionary), ce qui devient dans la traduction de la Pali Text Society : « Due to out-breath liberating mind there is clear seeing in the sense of contemplation of impermanence, there is clear seeing in the sense of contemplation of unsatisfactoriness, there is clear seeing in the sense of contemplation of not self. » Il est bien clair que l’on est dans le mental [MIND, CITA/MANA] et que la procédure de libération des attachements [TANHA, UPADANA] qui donnent naissance à l’insatisfaction [DUKKHA] commence par la réalisation que tout est impermanence [ANICCA]. Cette impermanence [ANICCA] apporte l’insatisfaction [DUKKHA] qui renvoie alors au non-être [ANATTA] de la personne dont le mental [MIND, CITA/MANA] est en tain de travailler. Décentrant cette procédure mentale pour la centrer sur le seul dernier élément l’auteure ne peut alors comprendre cet « anatta » que comme un non-soi ou un non-être. En fait l’étymologie du mot montre qu’il signifie « non-âme » et donc qu’il est le reniement du principe premier de l’hindouisme ou du brahmanisme qui veut que chacun, de par sa caste, est issu d’une partie du dieu créateur et que les Dalits, les Intouchables eux ne sont pas issus d’une quelconque parcelle de ce dieu créateur et ne sont donc pas humain puisque non-divins. Bouddha pose dans cette procédure qu’aucun homme n’est d’origine divine et donc que les castes sont caduques et que nous sommes tous des intouchables, parce qu’humains et non divins. L’auteure manque complètement cette dimension du bouddhisme, alors même qu’elle cite longuement cette procédure de libération. Le néant dont elle parle (« suñña » et « suññata ») n’est que le plein de cette réalisation que je peux par mon propre effort m’engager sur le chemin octuple et m’avancer vers le « nibbana » par mes propres efforts mentaux de libération de mon mental par les propres efforts de ce mental.


Ce qui est étrange c’est qu’elle développe une méfiance à l’égard du langage sans voir que Bouddha est d’abord et avant tout un maître de ce langage car il a compris que le langage est une invention/création du mental qui se développe lui-même par le développement de ce langage. Bouddha n’a été qu’un ré-orienteur du langage, un ré-inventeur du langage, un pervertisseur du langage qu’il a trouvé en son temps, le langage du brahmanisme et de l’hindouisme naissant. Au lieu de s’attacher à vouloir comprendre les concepts du bouddhisme en dehors de la langue et de sa syntaxe, il serait mieux de tenter de comprendre la force communicationnelle du langage bouddhiste dans un acte de communication total avec l’autre et en premier lieu avec son mental propre vu comme un autre ancillaire et libérateur. Nous avons besoin de faire communiquer notre mental avec lui-même pour qu’il se libère et se développe. Et ce mental ne peut se développer et ultimement se libérer que s’il est capable d’entrer en communication avec lui-même. C’est là l’enjeu de la méditation bouddhiste. C’est là aussi à la fois la gageure de la tentative car peu de gens peuvent faire cela par eux-mêmes, et l’imposture d’un dévoiement vers la relaxation et la détente, plus ou moins bobo pour une classe moyenne ou moyenne supérieure avachie dans la jouissance des biens matériels (et sensuels) et le burn-out du surtravail surproductif. La méditation bouddhiste n’est pas là pour soigner le burn-out mais pour libérer le mental de son aliénation dans le consumérisme jouissif et le productivisme spéculatif.


Quand en plus on tire le bouddhisme dans le champ politique on ne le trahit pas mais on le dévoie. Le bouddhisme pose que l’effort de libération est personnel (ce qui nie toute approche de la négation de la personne au nom du non-être) mais ne peut se réaliser que dans le cadre de l’empathie universelle avec la vie et les êtres vivants (« karuna », supprimer « dukkha » dans toute forme de vie, et « metta », apporter « sukha », la satisfaction, à toute forme de vie). Il faudrait ajouter « mudita » qui est la réjouissance du « sukha » des autres et « upekkha » qui est l’équanimité ou la sérénité dans la vie pour soi-même et dans ses rapports avec les autres. Ce sont ces quatre qualités qui ne peuvent se développer que par l’effort personnel dans la communauté et la société ou la personne réside qui fondent le discours social et donc politique, voire économique, du bouddhisme.


Il n’y a donc pas dépossession de soi commele dit le sous-titre du livre, mais exactement l’inverse : il y a reprise en main et contrôle serein du mental de la personne par ce mental de cette même personne qui devient alors le maître de son être et donc celui qui va libérer cet être de tout ce qui l’aliène matériellement et mentalement. L’important n’est pas alors le mode de représentation des individus citoyens mais bien plus leur possibilité de libérer leur mental et de développer les autres qualités que je viens de citer. Le « nibbana » ne peut être atteint que dans cette procédure car alors et alors seulement on pourra développer pour soi et pour les autres une société vraiment humainement spirituelle. C’est justement ce spirituel qui manque à ce livre et à cette vision du bouddhisme. Cette absence du spirituel est typique de l’Occident et des héritiers ou descendants des trois religions monothéistes d’origine sémitique. C’est le péché originel asserté dans ces trois religions qui pose l’homme et la femme comme étant par principe pêcheur. Le bouddhisme pose l’homme et la femme comme étant dans leur dimension mentale fondamentalement libérable, aimable, compatissant, serein et empathique, à condition qu’il veuille bien faire l’effort de l’être.


Pour conclure il est important de signaler deux erreurs concernant la Chine.

« . . . lors du tournant néolibéral de 1989 de Chou En Lai. » (p. 120)

Chou En Lai est mort en 1976. L’éditeur Klincksieck a du licencié tous ses personnels de relecture ou ne recrute que des bacs moins cinq pour cette fonction.

« Les Ming en Chine sont principalement bouddhistes. Au 15ème siècle, inaugurant une mondialisation moderne précédant l’arrivée des Européens en Asie, ils entreprennent de grandes explorations maritimes. » (p. 63)


Le moins que l’on puisse dire c’est que la formulation est fortement erronée. C’est justement entre 1405 et 1433 que l’Amiral Zheng He, musulman castré par les Empereurs chinois, se lance dans sept grands voyages qui lui feront parcourir l’Océan Indien jusqu’en Afrique et le Golfe Persique sous le commandement de l’Empereur Yongle. Cet amiral mourra en mer et son corps sera jeté à la mer sans avoir été réuni comme cela était de coutume avec ses organes sexuels préservés. L’empereur chinois alors sous influence des mandarins confucéens prend la décision d’interdire tout voyage maritime en haute mer et sous peine de mort interdit la construction et la possession de bateaux d’une taille permettant de tels voyages. La flotte chinoise est détruite. Zheng He a été réintroduit dans l’histoire chinoise par Deng Xiaoping et un opéra a été  créé à l’opéra de Pékin "Zheng He's Voyages to the Western Ocean" et disponible sur Youtube en cinq parties (Part 1/5 https://www.youtube.com/watch?v=L4WUtD5BqjU).


Etant l’auteur avec Ivan Eve d’une étude sur cette période et le passage de l’amiral Zheng He au Sri Lanka largement diffusée sur l’Internet par Amazon et par Titus Books, je suis étonné de cette erreur. Sans entrer dans les détails concernant l’empereur Yongle et sa saisie du pouvoir, il est aussi important de rappeler que la route de la soie va se fermer justement au 15ème siècle par un repliement de l’empire chinois sur lui-même sous influence des mandarins confucéens. Là où le bouddhisme a signifié l’ouverture au monde (voir le moine bouddhiste Xuanzang, 602-664, parcourant l’Asie à la recherche des manuscrits bouddhistes originels, voyage de 17 années, voyage qui sera repris dans la tradition populaire orale pour devenir « Journey to the West » de Wu Cheng’en, publié en 1592, dix ans après la mort de l’auteur) cette période et cette date de 1433 marque un tournant radical dans l’autre sens.


Ce livre semble important pourtant pour saisir l’impossible mission que certains intellectuels occidentaux se donnent comme objectif : saisir la transformation du monde actuel comme une vaste conversion au capitalisme néolibéral sous la direction de la Chine vue comme un glacis où la démocratie ne pourra jamais exister puisque la Chine est engluée dans le concept bouddhiste d’harmonie. Je regrette ce discours qui empêche de comprendre le sens réel du changement dont l’enjeu est de permettre à l’humanité entière d’assurer son développement sans hégémonisme de qui que ce soit, pas plus les Chinois que les Européens ou les Américains, et certainement pas une version édulcorée du Bouddhisme, pas plus qu’une version jihadiste du Coran. Un sérieux travail sur la table de l’humanité qui ne peut pas se satisfaire d’une relecture des civilisations non occidentales, ou non-européennes, passées au crible d’une traduction en langues européennes et au tamis d’une relecture au travers des concepts de la philosophie européenne. J’irai même jusqu’à dire que la prétention de relire avec les concepts européens et en particulier platoniciens et aristotéliciens en tête est une marque d’eurocentrisme inacceptable.

« Je soutiens que nous sommes en doit de lire par « un » registre particulier des textes venant « d’un autre », pourvu que nous reconnaissions la généalogie de nos concepts. » (p. 7)


Il s’agit là tout simplement d’un colonialisme philosophique dénoncé en particulier par Paul Radin il y a un demi-siècle. Et ne parlons pas de Claude Lévi-Strauss ou de Jacques Lacan, et ce dernier aurait suggéré que le « Yoni-lingam » brahmaniste traduit ici comme « vulve-et-phallus » est pour le moins une mauvaise traduction car même les femmes ont un phallus et que « lingam » désigne ici l’organe sexuel de l’homme qui est un pénis dans mon dictionnaire.


Dr Jacques COULARDEAU



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