PAUL CLAUDEL – PARTAGE DE MIDI -
1948
Il faut bien comprendre que Claudel ici réexamine la mythe de Tristan et
Iseult en 1948, trois ans après la tuerie absurde de la deuxième guerre
mondiale, dans le cadre d’une migration de quatre personnes vers la Chine alors
que celle-ci est parcourue à cette époque par un vaste mouvement
révolutionnaire de libération nationale menée par Mao Zedong et qui allait
triompher l’année suivante avec la conquête du pouvoir et la fondation de la
République Populaire de Chine.
Pour réexaminer Iseult, qu’il appelle ici Ysé, il la confronte à trois
hommes qui sont sur le bateau initial après qu’ils aient passé le canal de Suez
et donc dans l’Océan Indien en route pour Hong Kong. Il est important de ne pas
suivre Claudel dans son introduction. A son habitude il couvre sa pièce d’un
discours religieux fondé sur l’Ancien Testament (ici le Prophète Osée :
« Samarie expiera, car elle s’est rebellée contre son dieu. Ils tomberont
sous l’épée, leurs petits enfants seront écrasés, leurs femmes enceintes
éventrées. » Osée 14:1) avec un Dieu à la fois autoritaire qui impose le « Commandement
primordial » comme l’appelle Claudel, « Tu aimeras le Seigneur ton
Dieu », et d’un autre côté un Dieu hypnotisant, qui supprime toute
possibilité de varier de sa Loi : « La fin suprême bien entendu ne
pouvant être autre que Dieu. » On atteint dans cette pensée une
circularité verrouillée. Dieu vous a créé, Dieu vous impose sa Loi tout du
long, y compris le commandement de l’aimer, si ce n’est n’aimer que lui, en
tout cas de n’aimer que lui en tant que Dieu, et la fin suprême est Dieu. Ce
Dieu là est une drogue accoutumante. Dès qu’on y touche on ne peut plus s’en
séparer, s’en libérer. Il ne reste plus qu’une chose à faire, se soumettre et
pour réparer tout manquement mourir pour retourner à Dieu dans la souffrance
libératrice.
Mais c’est là le délire de Claudel, et je dis bien un délire, car même au
plus profond des siècles médiévaux où la religion catholique était la seule
référence idéologique possible, sous peine si vous en variiez de finir sur un
bûcher après interrogatoire par la souffrance physique (généralement appelée
aujourd’hui torture) d’inquisition, l’église catholique reconnaissait la
liberté de choix et la possibilité de fauter, de pêcher, puis de se repentir,
de confesser ses fautes et pêchés, d’être absout et donc d’être pardonné après
sincère pénitence.
Mais revenons à la réécriture de Tristan et d’Yseult.
Yzé est entourée de trois hommes. Son mari De Ciz, un riche aventurier et affairiste
auquel Yzé est marié et avec lequel elle a conçu deux enfants, deux garçons. Il
va en Chine pour aller faire des affaires dans l’arrière pays, en fait pour
trafiquer on ne sait quoi vraiment, et apparemment il n’en reviendra pas. Il
quitte donc son épouse Yzé à Hong Kong pour suivre un Chinois qui lui promet
une juteuse source de profit. Il faut croire que Claudel utilise la rébellion
communiste savamment pour le faire disparaître. Cette rébellion d’ailleurs se
retrouvera dans le dernier acte comme l’acte final de ces aventuriers qui vont
tous finis déglutis par la révolution communiste.
Sur le bateau du premier acte Yzé à redécouvert un certain Mesa et un amour
ancien est revitalisé, mais elle refuse cette aventure. Dans le deuxième acte
elle prie son mari de ne pas partir lui disant que tout le pire devient
possible s’il la quitte là sans protection et sans garantie. Il ne veut rien
entendre et elle se soumet en définitive. Il ne reviendra pas. Mesa
ré-intervient alors et elle cède à l’appel de l’adultère. On apprendra plus
tard qu’elle est tombée enceinte, qu’elle a fuit la situation et est parti
rejoindre le troisième homme, Amalric, un planteur colonialiste qui a une
plantation d’hévéas et qui utilise des esclaves noirs et des Chinois.
« …. Et revenant [d’Afrique] à la mousson du Sud avec une pleine
pochée de la chair de Cham, nègres, négresses, négrillons, criant, mangeant,
dansant, chantant, pleurant, pissant !... Voilà ce qui serait commode pour
le caoutchouc. » (page 64)
Ce sont les Chinois qui se révoltent au troisième acte. Amalric a accepté
de prendre Yzé et son enfant, le bâtard comme il l’appelle. La fin est
dramatique à souhait car Mesa réapparaît miraculeusement, alors que son fils
est mort dans la chambre d’à-côté et que la maison est dûment piégée pour
exploser avant d’être prise, et si possible avec un bon nombre de
révolutionnaires qui n’auront pas Yzé vivante, ni Amilcar, ni Mesa. Tous les
protagonistes seront donc morts entrainant dans leur mort un bon nombre de
Chinois. Quand j’ai dit cela on peut déjà conclure qu’il y a tout du long une
dénonciation de cet esprit colonial mais aussi une volonté de liquidation de
tous les protagonistes comme un acte de purification : ils font deux
fautes. D’une part ils colonisent et réduisent à l’esclavage et à
l’exploitation la Chine qui n’en a jamais demandé autant, puis chacun faute à
sa façon : le mari De Ciz abandonne son épouse pour aller en chasse,
l’amant Mesa faute avec Yzé en adultère qui plus est procréant un enfant
illégitime devant Dieu, et Amalric est un colon diabolique qui récupère pour
son seul plaisir Yzé et son « bâtard ».
Mais il y a tout un discours sur
l’amour qui est beaucoup plus complexe.
Yzé dans sa vision adultère comprend parfaitement qu’elle et Mésa ne sont
capables que de détruire. Mais quoi ?
« Mais ce que nous désirons, ce n’est point de créer, mais de détruire
et que … il n’y ait plus rien d’autre que toi et moi, et en toi que moi, et en
moi que ta possession, et la rage, et la tendresse, et de te détruire et de
n’être plus gênée détestablement par ces vêtements de chair, et ces cruelles dents
dans mon cœur… Mais qu’est-ce que cela me fait à moi que je te fasse mourir, et
moi, et tout, et tant pis ! pourvu qu’à ce prix qui est toi et moi,
donnés, jetés, arrachés, lacérés, consumés, je sente ton âme, un moment qui est
toute l’éternité, toucher, prendre la mienne comme la chaux étreint le sable en
brûlant et en sifflant. » (page 93)
Cette visée est diabolique car elle ne veut que prendre possession de l’âme
de Mesa après avoir ruiné son corps, sa chair dans un contact adultère
destructeur. En un mot elle accepte le contact sexuel car lui seul lui permet
de jouer à Méphistophélès et de prendre possession de l’âme de Mesa. On voit
ici que la femme, Marguerite, domine le jeu ou prétend dominer le jeu.
La réponse de Mesa est typique.
« Je le lis enfin, et j’en ai horreur, dans tes yeux le grand appel
panique ! Derrière tes yeux qui me regardent la grande flamme noire de l’âme
qui brûle de toutes parts comme une cité dévorée ! La sens-tu maintenant
dans ton sein, la mort de l’amour et le feu que fait un cœur qui
s’embrase ? Voici entre mes bras l’âme qui a un autre sexe et je suis son
mâle. » (page 94)
Mesa est incapable de désexualiser l’âme d’Yzé qui reste femelle et la
sienne qui reste mâle. Pour Mesa les deux âmes restent attachées à une
corporalité. Le rapport sexuel loin de libérer l’âme du corps dans un autodafé
charnel en fait ancre à jamais les deux âmes dans leur sexe corporel au feu
d’un cœur qui s’embrase, donc au feu de l’amour.
Ce double désir d’Yzé de dé-corporaliser et de désexualiser l’âme de Mesa,
et de Mesa d’élever les deux corps sexuels au niveau de leurs âmes sont
contradictoires et ne peuvent mener qu’au rejet mutuel, qu’à la fuite en avant
d’Yzé prise de panique devant l’incapacité qui est la sienne à imposer son
délire à la réalité. En fait son adultère devient une psychose qui lui intime
l’ordre de fuir un monde, un amant qu’elle ne peut pas dominer et contrôler,
castrer à son envie, tuer dans sa chair sexuelle. Sa psychose l’amène à rejeter
toute dimension divine ou respectable, éthique ou mentale à l’acte d’adultère
qu’elle considère comme étant totalement rejeté par le monde qui pour elle est
d’essence divine. Enfermer dans cette psychose elle n’a que la solution de la fuite
suicidaire.
Mesa dans son cantique de l’acte trois constate son échec et va un pas plus
loin.
« Ah ! je sais maintenant ce que c’est que l’amour ! et je
sais ce que Vous avez enduré sur Votre croix, dans Ton Cœur, si Vous avez aimé
chacun de nous terriblement comme j’ai aimé cette femme, et le râle, et
l’asphyxie, et l’étau !... Ah ! Vous Vous y connaissez, Vous savez, Vous,
ce que c’est que l’amour trahi ! Ah ! je n’ai point peur de Vous !
Mon crime est grand et mon amour est plus grand, et votre mort seule, ô mon
Père, la mort que vous m’accordez, la mort seule est à la mesure de tous
deux ! … Déjà elle m’avait détruit le monde et rien pour moi n’existait
qui ne fût pas elle et maintenant elle me détruit moi-même. Et voici qu’elle me
fait le chemin plus court… C’est pourquoi reprenez-moi et cachez-moi, ô Père,
en votre giron. » (page 133-134)
Mesa ici refuse clairement la castration que veut lui imposer Yzé mais il
n’a alors de refuge que dans la mort symbolique de Jésus sur la croix, de la
compréhension que Jésus doit avoir de la trahison amoureuse, lui qui a aimé tout
le monde et qui a été mis en croix par les gens qu’il a aimés, et pour Claudel
il est évident qu’il voit le chemin de croix, les milliers de gens massés sur le
passage de Jésus, acclamant le supplice, approuvant la souffrance, participant
à la mise à mort. C’est une lapidation mentale de Jésus par les milliers de
spectateurs. Et comme Jésus qui trouve refuge en son Père Dieu, Mesa mendie ce
Père de bien vouloir lui offrir son giron pour qu’il y trouve refuge. Notons
alors qu’il devient anti-œdipien et que loin de tuer le père il en fait le
refuge ultime devant la trahison amoureuse de l’amante qui rejette l’amant adultère.
Après cette épiphanie œdipienne Mesa peut alors tenter une dernière
démarche pour reconquérir à la porte de la mort l’Yzé qu’il aime encore.
« Dis, est-ce que tu m’entends à présent ? est-ce que tu sens
vivre mon souffle au fond de tes entrailles ? est-ce que tu es sous ma
parole comme quelqu’un de créé ? Ah, sois ma vie, mon Yzé, et sois mon
âme, et ma vie, et sois mon cœur, et dans mes bras le soulèvement de celui qui
naît. » (page 136)
Dans cette fuite en avant vers la mort Mesa recrée une Trinité qu’il a
perdue dans l’adultère et la trahison de la Loi. Sa Trinité est vie-âme-cœur,
une Trinité vouée à l’échec car le cœur ne saurait avoir la primauté sur l’âme
et la vie ne saurait l’emporter sur le salut de l’âme et donc la vie éternelle
après la mort et donc dans la négation de la vie elle-même.
Mesa en vient alors à sa conclusion devant la mort imminente.
« Me voici, les membres rompus, comme un criminel sur la roue, et toi,
l’âme outrée, sortie de ton corps comme une épée à peine dégainée ! … Je
consens à toi et dans cette seule parole tient l’aveu et dans l’embrassement de
la pénitence la Loi, et dans une confirmation suprême l’établissement pour
toujours de notre Ordre. » (page 144)
La vision de la torture mène
directement à l’émergence d’une Trinité d’Ordre. La simple phrase à la fois
phatique et performative « Je consens à toi ! » devient la
« parole » qui est « l’aveu », un aveu qui mène à la
« pénitence » qui impose la « Loi », et il s’agit bien ici
de la Loi divine, et cette Loi confirmée par l’absolution ou du moins
l’enregistrement par la Divinité établit l’Ordre. Il s’agit bien ici de l’Ordre
dicté par Dieu, et donc qui ne peut triompher que par et dans la mort
sacrificielle, comme Jésus sur la croix. Nous devons tous mourir crucifiés pour
obtenir le salut de notre âme qui a laissé notre corps pêcher sans limites.
Parole-Pénitence-Confirmation mènent à Aveu-Loi-Ordre. La soumission à Dieu
dans la reconnaissance de nos fautes permet le salut dans le triomphe de
l’Ordre divin et de sa Loi qui n’ont d’existence que par et dans notre Aveu.
Vision purement inquisitionnelle de la vie.
Il est temps d’arriver à la conclusion.
Yzé : « O Mesa, voici le partage de Minuit et me voici prête à
être libérée. Le signe pour la dernière fois de ces grands cheveux déchaînés
dans le vent de la Mort ! »
Mesa : « Par quelles routes longues, pénibles, distants encore
que ne cessant de peser l’un sur l’autre, allons-nous mener nos âmes en
travail ? Souviens-toi, souviens-toi du signe ! Et le mien ce n’est
pas de vains cheveux dans la tempête, et le petit mouchoir un moment, mais,
tous voiles dissipés, moi-même, la forte flamme fulminante, le grand mâle dans
la gloire de Dieu, l’homme dans la splendeur de l’août, L’Esprit vainqueur dans
la transfiguration de Midi ! » (page 150)
Yzé reste vaine et superficielle dans sa confrontation à la Mort dans
l’obscurité de la nuit à Minuit. Mesa retrouve sa masculinité dans la lumière
éclatante de Midi qui nourrit la flamme fulgurante de son âme en communion avec
l’Esprit de Dieu. L’image de deux âmes en travail est admirable car il s’agit
bien ici non de la simple mort des corps, mais de la renaissance des âmes. Les
âmes sont donc en train d’être libérées de leurs corps pour trouver la vie
éternelle réelle en Dieu, dans l’Esprit de Dieu.
Cela apporte-t-il quelque chose à Tristan et Yseult ?
Il me semble que oui car cela éclaire la dimension spirituelle du mythe.
Peu importe la divinité à laquelle la société médiévale ancienne, voire la
société celte avant celle-ci font référence, les lois de l’amour sont des lois
qui assurent la survie de l’espèce, de l’humanité par la procréation qu’elles
portent en elles. Ces lois de l’amour ne peuvent aller de pair qu’avec des lois
du mariage pour sacraliser et stabiliser les relations procréatrices et
amoureuses des hommes (et je ne dis pas des femmes car elles sont la monnaie
d’échange de ces relations dans le cadre de la première division du travail qui
a fait des femmes la clé même de l’avenir de l’humanité : sans elles pas
de procréation et sans elles pas d’enfants menés à l’âge adulte). L’adultère
devient alors un crime qui est sanctionné d’une façon ou d’une autre, pour tous
ou uniquement pour ceux qui détiennent les pouvoirs politiques, militaires et
économiques de la société. L’amour comme sentiment non régulé par les lois du
mariage devient alors un acteur hors la loi qu’il faut réprimer. Tristan et
Yseult doivent mourir de toute façon, même si cela sacralise leur amour
adultère. On est alors au seuil d’une civilisation qui n’existe pas encore et qui risque fort de
ne jamais exister : la liberté totale de l’amour contre vents et marée,
contre tempêtes et tornades. Sacraliser l’amour en soi n’est possible que quand
la sexualité n’est plus vue comme partie prenante de cet amour et que cette
sexualité est totalement libérée de l’obligation procréatrice. L’amour alors
n’a plus rien à voir avec la sexualité et la survie de l’humanité par la
procréation. La première grande forme de cet amour est l’amour courtois. Hélas
la fable de Tristan et Yseult n’arrive pas à libérer cet amour de sa gangue
sexuelle.
Claudel va encore plus loin dans
cette fatalité, dans cette malédiction en faisant de tout amour un simple acte
de procréation, l’amour se mesurant à cet acte de procréation et le salut de
l’homme est dans la procréation de la vie qui à la rencontre de la mort est
capable de donner naissance à l’âme. Sans l’âme il n’y a pas de salut mais
l’âme ne peut naître en liberté que par la mort. Claudel pousse la malédiction
divine contre l’amour sexuel non respectueux des lois du mariage (un sacrement
à ne jamais oublier) jusqu’à tuer l’âme en l’homme ou la femme et ne lui
laisser comme seule planche de salut pour cette âme que la mort qui est un,
accouchement de l’âme dans la liberté de Dieu qui se réalise dans notre
soumission à sa Loi et son Ordre.
Notons cependant que Claudel oppose Yzé totalement enchaînée à sa vision de
nuit alors que Mesa est lui capable de trouver sa force dans la lumière du
jour. On pense alors à Wagner pour qui le salut de l’amour n’était que dans la
communion de la nuit qui permettait alors de remonter jusqu’à la vie avant la
naissance, la vie dans la mère, et ce par la mort en dehors de tout père.
Convergence partielle dans la nuit mais convergence totale dans la renaissance
de la mort pour le salut de l’âme chez Claudel ou de l’amour chez Wagner.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 3:57 AM