PIERRE CHAMPION – LE ROMAN DE
TRISTAN ET ISEUT – TRADUCTION DU ROMAN EN PROSE DU QUINZIÈME SIÈCLE –
BIBLIOTHÈQUE DE CLUNY – LIBRAIRIE ARMAND COLIN – PARIS 1958
Cet ouvrage mérite beaucoup d’attention car il se veut une alternative à la
version de Joseph Bédier de 1900. On remarque d’abord qu’il utilise volontiers
des tournures linguistiques archaïques qui veulent nous faire voyager vers le
passé. Peut-être qu’en 1958 et parmi les élèves du secondaire qui était visés
(mon exemplaire a servi de « Prix de Tableau d’Honneur » en 1963)
cela avait cet effet mais l’abus des passés simples, surtout en première et
deuxième personnes du pluriel, sans compter les imparfaits du subjonctifs sont
devenus aujourd’hui franchement lourds et peu élégants.
Le texte est marqué d’une très forte référence religieuse, non pas ancienne
mais présente comme dans la conclusion :
« Ainsi ils demeurèrent ensemble jusqu’à ce que Dieu voulut les
prendre avec lui. Puisse-t-il faire ainsi de nous ! Ainsi
soit-il ! »
Cette remontée de la référence religieuse ancienne et donc justifiée en ce
temps ancien, jusqu’au temps présent et jusqu’au lecteur moderne est un peu
irritante car on sait que ce ne peut pas être dans le texte original et si cela
l’était le sens est complètement différent aujourd’hui pour un lecteur
d’aujourd’hui.
De la même façon la référence à la courtoisie, à l’amour courtois, à la
chevalerie, à l’honneur est partout présente mais le plus souvent en situation
de mensonge. Le conte devient alors une sorte de plaidoyer mensonger pour
couvrir ce qui n’est qu’un adultère, un pêché fondamental que rien n’excuse. On
comprendra pourquoi la scène du moine Ogrin est réduite au minimum puisque
c’est lui qui dénonce cette hypocrisie du prétendu philtre comme excuse du
crime, car, et cela est répété mais comme une circonstance qu’il s’agit de
balayer d’un coup de main, l’adultère est un crime fondamental dans la société
féodale et mérite la mort. Deux seules formes d’adultère sont féodalement
acceptées : d’une part le droit de cuissage des nobles et chevaliers sur
les serfs et autres gens du commun ; d’autre part le même droit d’un
suzerain à l’égard d’un vassal et de son épouse qu’il visite et qui le reçoit
chez lui. Quand le suzerain était le roi et qu’un enfant en descendait la
baronnie alors pouvait mettre sur ses armes le bandeau rouge de bâtardise
royale. Le plus bel exemple est le Vicomte Henri de Turenne qui en tant que
Baron d’Olliergues bénéficiait de ce privilège qui lui permit d’être enterré
dans la Basilique Saint Denis, le sépulcre des rois de France, parce qu’au
Moyen Âge, un roi de France est passé et a laissé un enfant à la Baronne
d’Olliergues qui ets lui-même devenu Baron d’Olliergues.
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La scène « Sous le Laurier », le roi dans l’arbre et les amants
dessous, est un ramassis de mensonges de ce genre qui sont autant de pêchés
mortels :
« Je vous aime, c’est vrai ; je vous aimerai toute ma vie, comme
bonne dame peut aimer un chevalier prudhomme, selon Dieu et selon l’honneur de
son mari. Dieu le sait bien, et vous-même le savez, comment je vous ai aimé
selon Dieu ; car jamais vous n’avez commis le pêché avec moi, ni moi avec
vous. »
Le mensonge n’est là que pour flouer le roi mais il aggrave encore le cas
de ces deux pêcheurs qui sont devenus des pêcheurs invétérés.
Cette version contient des originalités. Le Morhoult, l’oncle d’Iseut la
Blonde, le frère de la reine d’Irlande est bien tué par Tristan qui en est
empoisonné par une blessure d’une arme justement empoisonnée. Cela semble
surprenant dans des combats de chevaliers, mais j’imagine que certains se
permettaient des moyens un peu contournés pour gagner tout en perdant. Tristan
se retrouve en Irlande, sous un faux nom. Il est guéri une première fois par
Iseut. Il enchaine avec l’affaire du dragon. Il est guéri une deuxième fois par
Iseut mais c’est la mère d’Iseut, elle aussi appelée Iseut, qui découvre l’épée
ébréchée. Elle exige la mort et le roi d’Irlande, son mari, la refuse mais
expulse Tristan.
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Mais voilà que le roi Marc de Cornouailles, sur le rapport de Tristan,
tombe amoureux de la beauté d’Iseut, bien sûr malgré la différence de vingt ans
ou plus, mais Iseut avait été promise au Morhoult qui lui-même avait cet
avantage d’être bien plus vieux qu’Iseut. Il est étrange que les divers
conteurs n’insistent jamais sur ce simple fait que Tristan et Iseut ont 14 ou
15 ans alors que les maris promis à Iseut sont plutôt aux alentours de 35 ou
40. En ces temps-là la femme était mariable à 13 ans (jusqu’au 18ème
siècle en Angleterre où une loi de ce 18ème siècle rappela cet âge
minimum) et elle n’avait pas le choix de son mari qui pouvait naturellement
être bien plus vieux qu’elle. Il semble qu’il faudra attendre Jean Cocteau et
Jean Delannoy pour mettre ce fait en avant.
Tristan doit alors repartir en Irlande mais il passe avec sa compagnie de
chevaliers par la cour du Roi Arthur pour se faire certifiés chevaliers
arthuriens et donc être acceptés en Irlande. Originalité : Tristan aime
Iseut depuis le début mais sacrifie son amour à son devoir envers son oncle. Le
philtre est par inadvertance servi par Brangien et Gouvernal ensemble aux deux
jeunes gens (d’où leur petit complot de mettre Brangien à la place d’Iseut le
soir des noces pour que Marc ne se doute de rien car Iseut est immédiatement
après le philtre dépucelée). On peut se demander si une telle erreur par deux
personnes responsables n’est pas voulue.
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Cette version ensuite simplifie monumentalement l’histoire en supprimant le
nain espion, en supprimant les trois barons félons et en n’en gardant que le
quatrième marginal dans les autres versions, à savoir Audret. Dans la forêt de Morois
où les amants se réfugient ils vivent dans un château, sorte de gentilhommière
construite par quelque chevalier amoureux de sa belle et connue sous le nom de
« La Maison de la Sage Demoiselle ». Un jour de chasse, le roi Marc
apprend de gamins errants dans la forêt, des apprentis braconniers probablement,
le pot aux roses et il saisit Iseut seule en l’absence de Tristan. Pas de gants
d’hermine, pas d’épée entre les amants endormis et habillés, pas d’échange de
l’épée, pas d’échange de la bague. Simple réappropriation de la dame par le
roi, car la dame est sa simple propriété.
La condamnation à l’immolation et la fuite est réduite à très peu de
choses. La reine Iseut finit prisonnière du Roi Marc avec une allusion très
rapide au Roi Arthur et au Jugement de Dieu auquel Iseut s’est supposément
soumise. Cette version compte quatre Iseut : Iseut la reine d’Irlande et
la mère d’Iseut la Blonde, puis Iseut aux Blanches Mains, ou Iseut la Bretonne,
avec en plus la fille de Genès, un forestier et/ou garde chasse d’Iseut aux
Blanches Mains, fille qui est la pupille de Tristan mais aussi appelée Iseut.
La folie est réduite à très peu de choses et le moine, comme je l’ai dit, a
été pratiquement supprimé et donc la confession de Tristan et Iseut avec lui.
Quelle interprétation peut-on donner à cette version. Le mensonge est
cultivé tout du long. L’amour charnel est immédiat après l’absorption du
philtre et, jusqu’au dernier moment, dans le bref de Tristan à son oncle après
sa mort il est dit et asserté :
« Ce n’est pas ma faute si j’ai aimé Iseut
puisque je l’ai fait par force. »
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On notera qu’ici dans ce bref, Tristan réduit la faute à n’être que celle
de Brangien, et donc Gouvernal est blanchi. Mais c’est l’archevêque lui-même
qui lit le bref et ensuite enterre les deux amants sans aucune confession et
donc sans absolution. Ils n’ont même pas eu d’extrême onction. En d’autres
termes cette fin est absolument iconoclaste car elle magnifie avec la ronce
qu’on appelle « miracle » les pêchés mortels de luxure et de
mensonge. Tout le contexte religieux de l’époque du Moyen Âge est nié et on ne
peut en rien dire si cette histoire est en fait la remise en cause ou non des pratiques
de non respect d’aucun droit concernant les femmes. On a ici une version
expurgée d’un conte romantique qui justifie toutes les fautes et les trahisons
par le seul amour pourtant causé par le viagra du philtre qu’on leur a servi
dans leur plus grande ignorance. Le pêché est-il dans l’intention ou dans
l’acte ? Ici de toute façon l’amour justifie tout, même si c’est un amour
artificiel. Il est vrai qu’au début une allusion a été faite à l’amour de
Tristan pour Iseut mais suivie de son acceptation de son devoir d’honneur de
chevalier de l’amener à celui à qui elle était promise. Mais cela est bien
léger et l’honneur du chevalier est une sorte de cache-misère.
La modernisation de cette histoire absolument mythique me semble un peu
superficielle.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 2:09 AM