FÉLIX LECOY – LES
DEUX POÈMES DE LA FOLIE DE TRISTAN – LIBRAIRIE HONORÉ CHAMPION – 1994
Ces deux poèmes sont surprenants dans le fait que Tristan, pour voir sa
belle, se déguise en fou. Il faut comprendre que le fou dans les cours
médiévales était un rôle fort apprécié car il se livrait à toutes sortes de
pantomimes, contorsions et surtout il avait le droit de dire toutes les vérités
qu’il pouvait inventer ou découvrir. Il faisait rire par tout cela et il était
un amuseur public. Tristan se déguisant en fou peut s’approcher du roi Marc et
de la reine Iseult sans problème ; On niotera que l’habit fait le moine et
le costume le fou. Sa stratégie est de dire devant la reine des choses que
seuls lui et elle connaissent de leur passé commun d’amants pour lui faire
comprendre qui il est. Ces poèmes sont des reprises de textes antérieurs :
en principe ils n’inventent rien. La structure générale des deux est la même ou
presque. Première scène en présence du Roi et de la cour. Le Roi se retire pour
aller en chasse dans la Folie de Berne et sans raison explicite dans la Folie d’Oxford.
Yseut dans les deux cas se retire dans sa chambre avec Brangien qu’elle envoie
chercher le fou. Brangien est la première à le reconnaître dans la troisième
scène entre elle et Tristan (réduite à presque rien dans la Folie d’O0xford). Puis
la quatrième scène est dans la chambre d’Yseut. Tristan continue son conte de
vérités anciennes pour faire comprendre à Yseut qui il est, ce qu’elle finit
par réaliser.
La folie de Berne est la plus courte et les parties de récit d’événements
anciens dans la première scène, puis dans les troisième et quatrième scènes ne
sont pas linéairement du début à la fin chronologique, bien que les souvenirs
présentés dans la première scène et dans la quatrième scène sont dans chacune
de ces scènes chronologiques. Dans la première scène certes il commence avec le
philtre puis ensuite l’épisode où il assume le nom de Tantris, puis la
découverte dans la forêt par Marc avec l’épée nue entre eux et l’anneau donné
par Yseult avant le bannissement. Ces événements sont bien dans l’ordre chronologique
mais ils sont fort distants les uns des autres. Dans la quatrième scène par
contre l’ordre chronologique est bien plus serré bien que assez décousu :
le fait qu’il coupe le poing de Guimarant ; la harpe dans le bateau où
blessé il sera transporté jusqu’en Irlande pour être guéri par Yseult ; la
reconnaissance de l’épée de Tristan lors de son empoisonnement par la langue du
dragon au cours de son second voyage avec l’éclat qui correspond à l’éclat qui
a tué le Morholt ; le philtre sur la nef vers la Cornouaille ; le
saut de la chapelle, les lépreux, le moine Ogrin ; Gusdent le chien ;
et finalement l’anneau révélé. Tous ces épisodes sont bien dans l’ordre
chronologique.
La principale caractéristique de cette folie est qu’elle est dynamique et
qu’elle vise à bien décrire l’effet psychologique sur Yseult. La première scène
insiste sur les malheurs de Tristan pour apitoyer Yseult. La quatrième scène
insiste sur la générosité d’Yseult qui ne prend pas vengeance de Tristan alors
qu’elle sait qu’il a tué son oncle, le Morhoult, et ensuite la fatalité du
philtre et de ce qui s’ensuit, en particulier la fuite devant l’immolation et
la vie dans la forêt. Cette folie insiste davantage sur le psychologique de part
et d’autre. Il y a presque même un ton intimiste. Ceci étant, Yseult est peu
engagée dans ce texte, en ce sens qu’elle ne réagit qu’une fois mais dans le
ton nécessaire pour faire accroire qu’elle le prend bien pour un fou : « Fou, maudits soient les marins qui vous amenèrent ici
d'outre la mer, quand ils ne vous ont pas jeté dans l'océan! » Ce sont
plutôt les gens de la cour qui murmurent que ce fou est un peu trop près de la
reine : « Par ma foi, il pourrait vite advenir que notre roi prenne
au sérieux ce fou. » Mais le roi par en chasse.
Le fait que cette folie soit plus ramassée lui donne une
densité dramatique importante.
Toute autre est la Folie d’Oxford. Elle est nettement plus longue et
commence par une longue introduction de réflexions et préparatifs de Tristan. La
scène entre Brangien est Tristan est réduite. On ne retrouve guère que les
autres trois scènes. La première et la troisième sont nettement plus longues. Dans
l’une comme dans l’autre beaucoup plus d’événement sont donnés et dans un
strict ordre chronologique y compris du début de la première scène à la fin de
la dernière scène. Cette lourdeur d’explications et de détails fait que cette
folie semble plutôt artificielle. Yseult n’est pas vraiment subtile et elle exige
pas mal de temps pour se laisser convaincre. Peut-être même qu’elle y prend un
malin plaisir. Elle se fait
en plus très agressive.
« A ces mots, Yseut jette un profond soupir. Le fou la chagrine et
l'irrite; elle dit: "Qui t'a fait entrer céans? Non, tu n'es pas Tantris:
tu mens." . . . "Eh bien, non! Tantris est beau et noble, et toi tu
es gros, affreux et difforme, tu es un imposteur. Va-t-en et ne m'importune
plus de tes criailleries: je déteste tes balivernes et tes sornettes." Le
roi éclate de rire, car la scène l'amuse fort; Yseut rougit et garde le
silence. . . Yseut répond: "Quelles sottises! Vous humiliez les
chevaliers, vous qui n'êtes qu'un fieffé sot. Puissiez-vous être mort!
Allez-vous en, de par Dieu!" . . . -
Non, ce n'est pas vrai, et vous mentez. Vous avez rêvé toutes ces sornettes.
Vous étiez ivre hier soir en vous couchant, et l'ivresse vous a fait divaguer.”
. . . A ces paroles, Yseut se drape dans son manteau et se lève, impatiente de
s'en aller. Le roi l'arrête et l'invite à se rasseoir. Il la retient par sa
cape d'hermine et la ramène à ses côtés . . . "Excusez-moi, sire, dit
Yseut. Je ne suis pas bien, j'ai la tête lourde: j'irai reposer dans ma
chambre. Tout ce tapage me fatigue." Le roi la laisse partir. Elle descend
de son siège et s'en va. Elle gagne sa chambre, la mine sombre. Elle gémit
tristement sur son sort. Elle s'est assise sur son lit; elle se lamente
intensément. "Hélas, dit-elle, quel malheur est le mien! J'ai le cœur las
et suis désespérée." Elle ajoute aussitôt: "Brangien, ma sœur, j'ai
envie de mourir. Je voudrais être morte, quand ma vie est si cruelle et si
éprouvante. Où que j'aille, tout m'est hostile: oui, Brangien, je ne sais que
faire; car il est arrivé au palais un fou qui porte la tonsure en croix. Maudit
soit-il! Il m'a fait tant de mal. Oui, ce fou, ce bailleur de folles sornettes
est un devin ou un enchanteur, car il me connaît très bien et n'ignore rien,
chère compagne, de toute ma vie. Oui, Brangien, je me demande qui lui a confié
des secrets que personne sinon Tristan, toi et moi ne sauraient connaître, car
ces secrets ne concernent que nous. Ce truand, ma foi, n'a appris tout cela que
par enchantement. On ne saurait faire un rapport plus exact des faits, et il
n'a rien dit qui fût mensonge." »
Quand on considère les événements donnés dans cette folie on est surpris
par leur grand nombre. Dans la première scène avec le Roi présent : l’épisode
de Tantris, du Morholt, de la blessure, du bateau, du premier voyage vers l’Irlande,
et de sa guérison ; le deuxième voyage vers l’Irlande où il est envoyé par
Marc pour trouver la belle blonde ; l’épisode du dragon, de la tête et de la
langue, du poison dans la langue et de la guérison ; le bain et l’épée
ébréchée et donc la réelle identité de Tristan ; les parents qui confient
Yseut et Brangien pour les amener à Marc ; le philtre. Dans la troisième
scène avec la seule Yseult il commence par un argument de raison :
« l’homme qui aime se souvient. », puis il enchaîne les événements :
le sénéchal qui dénonce les amants à Marc ; le nain qui espionne les
amants : la farine et le sang, puis le bannissement ; le chien
Petitcru (sans mention du grelot) ; Yseut qui fut séduite par un harpeur
et sauvée par Tristan ; le bannissement : les copeaux comme signal, les
rencontres sous le pin, le nain qui surveille, le roi dans le pin ; l’épreuve
judiciaire, Tristan porte Yseut dans ses bras et en tombant Yseut le prend
entre ses cuisses, d’où le faux mensonge dans le serment ; dans la forêt, le
chien Husdent, le fait qu’ils soient découverts par le roi et le nain, le gant
contre le soleil, l’épée entre les amants ; Husdent à moment-là qui reconnaît
Tristan ; l’épisode du verger et finalement l’anneau de toutes les
reconnaissances.
On peut alors négliger
l’erreur du souvenir partagé par Yseult et Brangien dans la chambre d’Yseult où
l’erreur du philtre est attribuée à un jeune homme.
Quoique puisse
en dire Jacques Horrent dans son article « La composition de la Folie
Tristan de Berne [FB] » (In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome
25 fasc. 1-2, 1946. pp. 21-38. doi : 10.3406/rbph.1946.1733 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1946_num_25_1_1733) Il y a là un souci dramatique dans les
réparties et surtout dans les deux moments où Tristan attaque l’assistance
comme pour prouver sa folie. Il y a là le dramatique d’une possible mise en
scène car cette scène est une mise en scène. Par contre dans la Folie de Berne
il y a avait une construction dramatique mais de simple ordre psychologique
dans le personnage de Tristan et son rapport à Yseult.
Il est exact
aussi que la forme de la Folie d’Oxford est très largement plus élaborée que
celle de la Folie de Berne. Mais pour apprécier cela il faut remonter dans le
texte original et c’est bien là la qualité première de ce livre : il donne
le texte original avec un petit corpus de variations, de notes et un glossaire
réduit. Cela permet d’apprécier la poésie des deux folies.
Une dernière
remarque est à faire sur ces deux folies. Elle concerne les ascendants de
Tristan. Dans la Folie de Berne, Tristan déclare que son père est un morse et
sa mère une baleine, que sa sœur est Brunehaut et qu’il propose de l’échanger
contre Yseult. Dans la Folie d’Oxford Tristan déclare que sa mère est une
baleine, que sa mère nourricière est une tigresse et qu’il propose d’échanger sa
sœur non nommée contre Yseult.
Cet ouvrage ne
nous dispense pas de lire des traductions mais il est assez surprenant parfois
de voir le rendu aléatoire de la syntaxe ancienne en une syntaxe moderne qui me
semble assez loin de la réalité du texte original. Le souci de l’élégance l’emporte
sur celui de l’exactitude, d’où le caractère indispensable de cet ouvrage.
Dr Jacques
COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 5:37 AM