ANNE COURTILLÉ – LAVAUDIEU, LES TRÉSORS D’UNE ABBAYE – 2009
Le livre est capital pour qui veut comprendre un peu cette abbaye, et en
commençant par comprendre son histoire. L’auteur clarifie nettement les dates
de construction, extensions, reconstructions, restaurations, etc. Elle fait
aussi un très bon travail sur la présentation des peintures et en particulier
des styles. Elle repère nettement le roman ancien, l’influence byzantine, puis
les évolutions du roman plus récent et du gothique. Elle poursuit le voyage
historique après le Moyen Age jusqu’à aujourd’hui. Quelques photos de l’abbaye
avant sa restauration montrent l’état de délabrement dans lequel elle était et
quelques remarques sur le pillage du site laissent entendre que les pertes ont
été énormes sans qu’elles soient réellement quantifiées ou évaluées. Cette
église n’avait ni le statut d’une cathédrale, ni le statut d’une basilique.
Elle n’était qu’une église paroissiale après le Révolution Française et
relevait donc de la gestion ou de la non-gestion municipale.
Le livre donne un grand nombre de photos et en particulier de toutes les
sculptures et peintures qu’elle commente ou décrit. C’est là aussi un outil
indispensable pour mieux comprendre la logique de cette église, de cette
abbaye. On pourrait longuement commenter le cloître par exemple ou toutes
les peintures car il y a encore beaucoup à dire après la présentation d’Anne
Courtillé. Loin de là mon désir. Je vais plutôt m’attacher à quelques éléments
qu’elle ne semble pas avoir vus, en particulier dans la symbolique romane.
Par exemple, elle cite un grand nombre d’éléments ternaires qui s’appuient
sur une référence à la Trinité chrétienne. Elle asserte que le Christ de la
Théophanie du réfectoire « tient de la main gauche : une combinaison
du sceptre impérial à l’aigle et du sceptre consulaire romain ; on y voit
trois oiseaux qui ajouteraient à la
souveraineté la Trinité, à rapprocher des trois doigts de la bénédiction
trinitaire. » (page 46) Or quand on regarde justement ce Christ et sa bénédiction,
on remarque que sa main n’a qu’une esquisse de pouce et trois doigts, mais que
seule deux doigts sont tendus pour bénir. Il y a là une contradiction entre le
texte et l’image, même si d’une certaine façon, Anne Courtillé ne dit pas que
le Christ bénit de trois doigts. On pourrait citer de nombreux autres cas où le
Christ ne bénit que de deux doigts, comme par exemple dans la chapelle de
Pignols.
Anne Courtillé décrit le Tétramorphe autour du Christ et très justement
attribue l’homme à Mattieu, le lion à Marc, le taureau à Luc et l’aigle à Jean.
Mais elle ne précise pas la profondeur de ce Tétramorphe qui plonge ses racines
dans l’Ancien Testament et elle assume que tout le monde comprend la richesse
de cette symbolique. Précisons. Ces quatre évangélistes sont identifiés comme
les quatre vivants d’Ezéchiel :
« 5 Au centre encore, apparaissaient quatre animaux, dont
l'aspect avait une ressemblance humaine.
6 Chacun d'eux avait quatre faces, et chacun
avait quatre ailes.
7 Leurs pieds étaient droits, et la plante de
leurs pieds était comme celle du pied d'un veau, ils étincelaient comme de
l'airain poli.
8 Ils avaient des mains d'homme sous les ailes
à leurs quatre côtés; et tous les quatre avaient leurs faces et leurs ailes.
9 Leurs ailes étaient jointes l'une à l'autre;
ils ne se tournaient point en marchant, mais chacun marchait droit devant soi.
10 Quand à la figure de leurs faces, ils avaient
tous une face d'homme, tous quatre une face de lion à droite, tous quatre une
face de bœuf à gauche, et tous quatre une face d'aigle. » (Segond,
Ezéchiel 1:5-10)
Et cela est en contradiction avec le même Ezéchiel dans son chapitre
dix :
« 14 Chacun avait
quatre faces; la face du premier était une face de chérubin, la face du second
une face d'homme, celle du troisième une face de lion, et celle du quatrième
une face d'aigle. » (Segond, Ezéchiel 10:14)
Et cela est encore en contradiction avec l’Apocalypse de Jean :
« 7 Le premier être vivant est semblable à un
lion, le second être vivant est semblable à un veau, le troisième être vivant a
la face d'un homme, et le quatrième être vivant est semblable à un aigle qui
vole. » (Segond, Apocalypse de Jean, 4:7)
En fait ce Tétramorphe doit être attribué à Saint Jérôme :
« C'est Saint Jérôme (au
Ve siècle) qui a proposé de se baser sur le début de chacun des évangiles pour
associer un évangéliste à une des créatures:
· comme l'Évangile selon
Matthieu commence par la généalogie de Jésus, Saint Jérôme lui a attribué
l'homme
· comme l'Évangile selon Marc
commence par la prédication de Jean-Baptiste dans le désert, Saint Jérôme lui a
attribué le lion, animal du désert.
· comme l'Évangile selon Luc
commence dans le temple de Jérusalem, Saint Jérôme lui a attribué le taureau,
animal que l'on offrait souvent en sacrifice dans le temple.
Cela est important car la symbolique de l’église de Lavaudieu est ternaire
de bien des façons : d’abord les trois travées de la nef, puis les
symboliques ternaires que l’on retrouve dans de nombreuses peintures de
l’église, les trois oiseaux du sceptre du Christ, la Vierge et ses deux anges en
triptyque, les trois arbres du chapiteau d’Adam et Eve, les trois acteurs de la
crucifixion de la nef, Jésus au centre, Marie et Jean de chaque côté en
triptyque à nouveau. Je pense aussi au Ravissement de Marie Madelaine où
celle-ci ets prise entre deux anges, en triptyque donc à nouveau. Cette trinité
est fondamentale pour les Chrétiens mais elle est associée au nombre quatre qui
est à la fois les quatre évangélistes, les cadres vivants du Tétramorphe, mais
aussi quatre représente la crucifixion et cela explique alors les autres
éléments de la Crucifixion de l’église. Outre le triptyque du Christ on a à
gauche la Dormition de la Vierge avec trois personnages, Pierre, Paul et Jean.
Il n’y a pas à s’étonner de la présence de Paul qui n’était en rien un apôtre
désigné par Jésus, et il ne s’était pas encore auto-déclaré apôtre des gentils
(ou goyim) : c’est une réécriture postérieure. A ce moment-là Saul est
encore un légionnaire romain. Ce sont ces détails que ne donne pas Anne
Courtillé, et c’est regrettable. On voit que dans cette Dormition les trois
officiants font un groupe de quatre avec la Vierge et on a alors la mort dans
ce symbole quaternaire. De l’autre côté et en parfaite symétrie on a la
crucifixion de Saint André et les trois tortionnaires qui l’attache à sa croix.
On a alors le groupe ternaire qui fait avec Saint André un groupe quaternaire
qui signifie la mort à nouveau. En dessous à gauche on a trois personnages
auréolés qui exorcisent un démon d’un quatrième personnage non auréolé :
ici le groupe ternaire permet d’arracher le diable ou le démon du quatrième
personnage, le pêcheur, personnage quaternaire car porteur du démon. A droite on
a trois personnages auréolés.
Cette dynamique de la symbolique romane est ignorée d’Anne Courtillé et
elle manque alors une autre dynamique symbolique qui vient des grandes profondeurs
de l’Ancien Testament. Dieu est l’alpha et l’oméga, dieu est le commencement et
la fin, Dieu est le temps entre ces deux points, et Dieu est l’éternité
atemporelle avant et après ces deux limites. Cette symbolique de l’alpha et de
l’oméga est extrêmement présente dans la tradition bénédictine. Ce sont les Bénédictins
qui ont christianisés l’Irlande et ils en ont ramenés des motifs décoratifs
fondamentaux présents à Lavaudieu bien sûr. L’alpha grec est un simple
croisement, mais un alpha ouvert à droite et un alpha ouvert à gauche, se
superposant, forment un oméga. Ce croisement de l’alpha et de l’oméga se
retrouve partout. Par exemple sur le chapiteau page 33 ou une tête d’homme est
au centre de deux alphas entrecroisés en un entrelacs qui est l’ébauche d’un
oméga. Cela ne peut être que le fils de l’homme, cet homme qui contient le
début et la fin de tous les temps de dieu.
Mais passons au transept et ses chapiteaux. Côté nord de la pile sud-ouest,
Adam et Eve. A gauche d’Adam une torsade, force de la terre s’élevant vers le
ciel, entre Adam et Eve le serpent torsadé sur son arbre, à droite d’Eve des
plantes feuilles tombantes. Eve a les pieds bien plantés sur terre. Elle pêche
par impossibilité ou refus de s’élever, tandis qu’Adam a les pieds touchant à
peine la terre et les genoux fléchis. Il tombe par la faute d’Eve. C’est
l’alpha du commencement. Côté est de la pile deux oiseaux, les serres bien
accrochées à la terre, leurs ailes centrales croisées, incapables de s’envoler.
Traversons en X le transept et sur le chapiteau sud de la colonne nord-est nous
avons un roi encadré de deux lances pointées vers le ciel, symbole de
l’élévation vers ce ciel, doublé sur la face est de ce chapiteau d’un homme
accroupi dont la tête est un oméga, l’oméga de la fin, de l’homme de péché
faisant face à son dieu de jugement. Passons à la pile nord-ouest. Côté sud,
deux bêtes de types lézards, la tête à terre, ont leurs cous croisés, écho des
oiseaux de tout à l’heure, mais ils sont redoublés de deux bêtes en arrière
dressées vers le ciel. Côté est d’abord deux anneaux entrelacés et formant un
huit, deux croix détourées côte à côte, puis un entrelacement de lignes
géométriques dominent chaque face de ce chapiteau. Le huit est le symbole du
Christ qui tire ainsi l’homme de sa terre et l’élève vers le ciel. Si on
traverse en diagonale on arrive à la pile sud-est dont le chapiteau nord est
une tête de vieillard qui semble avoir une immense moustache largement arquée
vers le haut de chaque côté. Mais en fait il s’agit de deux filets d’eau
sortant des commissures de la bouche et remontant vers le ciel. Il s’agit donc
de l’image celtique de deux hommes crachant un flot d’eau que l’on peut trouver
à Saint Pierre d’Arlanc, mais réduit à un seul et dont les filets d’eau
remontent vers le ciel. Le Christ ne supprime pas les croyances anciennes mais
les modifie et leur donne une perspective divine. Il est l’intermédiaire entre
l’alpha du début et l’oméga de la fin.
De même la sirène d’Anne Courtillé (page 32) n’est dans l’art roman qu’une
évolution double, un croisement de deux symboliques : d’une part l’Atalante
grecque qui est une femme qui refuse le mariage (on retrouve d’ailleurs la
trinité des trois pommes d’or des Hespérides qui perdront Atalante dans sa
course contre ses prétendants), et d’autre part les sheela-na-gig irlandaises
qui sont elles aussi des femmes qui pour présenter leur vulves largement
ouvertes croisent leurs bras et leurs jambes et forment un oméga ou deux alphas
si vous préférez, ce qui ne changent rien puisque l’alpha et l’oméga sont
inséparables. La sirène du Cloître est ce double symbole de la fertilité
sexuelle et du vœu de chasteté. Notez d’ailleurs que cette sirène n’a que trois
doigts et un pouce à chaque main. Trinité quaternaire si j’ose dire. Les aigles
aux ailes croisées dans l’église reprennent ainsi ce motif tout comme les
animaux enchevêtrés d’un trinitaire quaternaire.
On pourrait aussi signaler comment les trois travées de la nef, donc trois
arches portées par quatre piliers sont aussi une telle association de trois et
quatre, et pourtant c’est un tout petit peu plus compliqué car la dernière
travée avant le transept est plus grande et contient dans son arche une
ouverture en forme d’arche elle-même, et ce de chaque côté. Cela alors fait que
trois arches portées par quatre piliers contiennent une quatrième arche, celle
de la crucifixion et l’immense peinture de celle-ci justement au-dessus de
l’arche qui ouvre sur le tansept et donc sur le chœur au-delà. Mais la
symbolique est plus complexe encore car les deux côtés s’ajoutent. Trois et
trois font donc six, le nombre de la sagesse de Salomon ou de l’étoile de
David, et Jésus est de la tribu de David. Mais quatre piliers et quatre
piliers, deux fois la crucifixion, font huit, tient justement l’oméga, et huit
c’est le symbole de la résurrection, de la seconde venue, du jugement dernier,
de l’apocalypse. Comme tout se tient. Et on voit alors que si on compte les
fenêtres dans la troisième travée, on a alors quatre arches et quatre arches et
on a à nouveau la résurrection, la seconde venue, l’apocalypse contenue dans le
premier huit, le premier oméga.
Et Anne Courtillé aurait alors compris la dimension symbolique de la Mort
Noire. Cette mort noire porte six flèches dans chaque main, deux fois le nombre
de Salomon. A sa droite – et notre gauche – douze flèches ont été décochées et
donc douze victimes de cette mort noire. De l’autre côté treize flèches et
treize victimes de cette mort noire. Douze ce sont les personnes présentes à la
Cène après le départ du prétendu traitre Judas et treize c’est les mêmes avec le
prétendu traitre Judas, celui qui trahira Jésus pour de l’argent et qui
entraînera sa mort aux mains des Juifs du temple détenteur de la sagesse de
Salomon. Notons que douze est le bon nombre, le nombre des bons, car à la
droite de la mort noire. Par contre treize est le mauvais nombre car à la
gauche de la mort noire. Cette symbolique gauche-droite doit bien sûr être
prise pour les personnages représentés dans les peintures et non pour nous. Le
treizième convive était l’agent de la mort imposé par les prêtres du Temple à
ce Jésus qui leur faisait de l’ombre et à ses disciples. Remarquons que l’on a
ici un élément d’antisémitisme conforme à la version officielle en ce temps-là
que Judas était le traitre. Mais on sait aussi que sans Judas Jésus n’aurait
jamais été arrêté ni crucifié, d’où la thèse que Jésus qui, de par son père savait
tout, a choisi Judas pour qu’il permette par sa « trahison » que la
prophétie s’accomplisse, que la crucifixion et la passion aient bien lieu, que
l a résurrection et notre salut puissent
devenir réalité.
On pourrait ajouter de nombreux autres éléments dans cette symblique
numérique qu’Anne Courtillé ignore totalement. Une église romane, et ce jusqu’au
14ème siècle, cela se perdra progressivement à partir du 15ème
siècle, est commandée par un commanditaire qui donne l’événement qu’il veut
voir représenté dans l’église. Le maître d’œuvre qu’on appellerait architecte
aujourd’hui traduit cela en un ou plusieurs chiffres puis en figures
géométriques qu’il entrecroise et entrelace, au sol et en hauteur et dans toute
la décoration. Cela donne la symbolique de l’église. La Chaise Dieu est une
église de l’apocalypse. Lavaudieu est plus modeste et est une église de la
crucifixion vue comme le triomphe de la Trinité. La résurrection, la seconde
venue, l’apocalypse ne sont que dans le lointain. On est résolument entre
l’alpha d’Adam et Eve et l’oméga d’une fin du temps encore loin de nous, et
donc dans l’obligation de conformer nos vies aux commandements de Dieu.
L’Abbaye de Lavaudieu était ainsi une église du célibat charismatique qui
faisait des religieuses les épouses du Christ, épouses dans sa mission, épouses
dans sa Passion, épouse dans sa Crucifixion, et épouses dans sa Résurrection le
septième jour de la Semaine Sainte comme première étape vers la Résurrection
des morts pour le Jugement Dernier lors de la Deuxième Venue du Christ. On
pourrait donc dire que cette église est une église Christique dans ce sens
précis de l’hymen charismatique. Voyez comment Hildegarde von Bingen en parle et
vous comprendrez la profondeur de cette symbolique.
« Ô douceur de Ton amour,
Ô douceur de Ton étreinte,
Garde-nous pures et vierges !
Nées de boue et de poussière,
Nées au cœur du péché d’Eve,
Résister est difficile
Tentation au goût de pomme !
Soutiens-nous, Christ Rédempteur,
De l’ardent feu de te suivre !
Il est dur de t’imiter
Prises à notre malheur,
Immaculé innocent
Toi, le souverain des anges !
Tu trouveras le joyau
En plein cœur de la souillure !
Epoux et consolateur
Par la croix tu nous donnas
L’extase de t’invoquer ! »
Je conclurai en disant qu’Anne Courtillé manque une dimension essentielle
de l’art roman de Lavaudieu car elle ignore la vie réelle des religieuses bénédictines
de ce temps-là. Quand elle écrit : « Les moniales étaient souvent
issues de milieux aisés, et sans doute dotées d’un minimum de culture »
elle ignore que les filles de ces familles aisées, disons de la noblesse ou de
la petite noblesse, recevait dans leur famille et souvent dans une institution
religieuse une éducation, la plupart du temps religieuse d’ailleurs. Et
l’institution bénédictine était une telle institution dédiée au savoir, et en
premier lieu au savoir religieux. La remarque d’Anne Courtillé est donc
globalement méprisante pour les Bénédictins et ces femmes qui trouvaient dans
la fonction moniale bénédictine une façon d’échapper à l’asservissement,
matrimonial celui-ci.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 7:46 AM