LES MOTS DE
BOUDDHA – SOLEIL MANGA – 2013 – PARIS
Approche imagée en noir et blanc en BD type manga japonais, originellement
japonais. La traduction d’Anne Mallevay est correcte et prudente pour les
concepts bouddhistes qu’elle traduit pour la plupart. Par exemple elle ne
traduit pas systématiquement « dukkha » par « souffrance »
mais par le réaliste « l’insatisfaction ou souffrance ». Une
originalité cependant en dernière page avec l’expression « tout à
chacun » qui est pour moi « tout un chacun ». Le français a
parfois des originalités dialectales qu’hélas il ne reconnaît que rarement.
Académie Française oblige !
La biographie de Bouddha est la version traditionnelle, et pas celle de
B.R. Ambedkhar plus socialement réaliste. Son départ comme moine est lié à sa
seule découverte de la « souffrance » sous la forme d’un vieux
mendiant, d’un malade incurable, d’un homme mort et de ses proches le pleurant.
Le livre dont les images sont concrètes grimpe aussitôt au niveau des concepts,
la vieillesse, la maladie, la mort. Et la quatrième rencontre est celle d’un
moine et la décision vient pour Bouddha
de le devenir à son tour.
Ce sont les quatre rencontres
associées aux quatre portes de sa ville natale, respectivement est, sud,
ouest, nord. Cet arrangement des choses dans la géographie cardinale est un
héritage culturel plus qu’autre chose et n’a de sens que pour qui croit à ces
choses comme étant symboliques, l’est du lever du soleil et du début du savoir,
le sud du zénith et de la force puissante de la maladie, l’ouest du coucher du
soleil et de la mort, le nord jamais atteint par le soleil est la décision de
sortir de la voie solaire pour entrer dans la voie de la méditation, de la
nibbana, de la sortie du cycle de la samsara, cycle associé lui au soleil. Ce
symbolisme n’était probablement pas celui qu’on aurait vu il y a vingt-six
siècles. Lecteur moderne égale interprétation moderne et je dois dire que le
soleil de la vie est plutôt réduit à pas de vie du tout ou pas beaucoup de vie,
le zénith de midi étant rien d’autre que la maladie à son sommet, juste avant
la mort. La symbolique des quatre dragons cardinaux de la civilisation
orientale ne transparait pas pour un lecteur occidental.
Le reste n’est qu’une fidèle suite d’épisodes qui mènent le livre à exposer
les concepts fondamentaux du bouddhisme. Je ne vais pas les reprendre. Je vais
seulement souligner quelques points originaux du bouddhisme japonais et
chinois, le grand véhicule, Mahayana. Etant plutôt moi-même de référence
Theravada, le petit véhicule, j’ai regretté la non-mention du Dhammapada bien
que certaines citations des dires du Bouddha semblent tirées de cet ouvrage
canonique. C’est la première difficulté du livre : les citations ne sont
pas toujours référencées et la plupart du temps ne le sont que génériquement
par un titre de sermon.
La samsara, cette totalité de tout ce qui a une existence matérielle réelle
ou virtuelle (on oublie souvent le virtuel), physique ou mentale est bien
montrée comme un tout mettant ensemble d’innombrables paramètres et facteurs.
Mais le livre contient alors une insistance particulière sur une
« causalité » interne alors que pour moi il n’y a qu’un ensemble qui,
arrivant à un certain niveau de maturité ou de développement, par ailleurs
jamais final, voit l’émergence d’un phénomène nouveau transformationnel du
tout. Ce concept d’émergence et non de causalité est selon moi plus conforme à
la vision du Bouddha.
Cela se retrouve dans la présentation des trois concepts
fondamentaux : anicca ou impermanence, dukkha ou non-satisfaction, et
anatta ou impersonnalité. L’ordre donné dans le livre est dukkha-anicca-anatta,
et il est associé à la causalité proposée par ailleurs. Il semblerait alors que
ce soit l’insatisfaction qui sous-tende l’impermanence alors même que l’impermanence
est un principe de base de la samsara. Tout n’est que changement et de là
émerge le principe de non-satisfaction qui est plutôt celui de la satisfaction
recherchée, trouvée, perdue donc d’un cycle de non-satisfaction-satisfaction-non-satisfaction,
dukkha-sukha-dukkha. La logique linguistique aurait voulu que le Bouddha
utilise le négatif asukha pour la non-satisfaction, comme dans d’innombrables
autres cas de négatif faisant le pendant d’un positif, mais il a préféré une
autre morphologie de dérivation négative, dukkha.
Cela tient à quelque chose que le livre ne dit pas : c’est presque
toujours la valeur négative qui est la valeur de base et le positif est
construit par la négation du négatif et la logique canonique aurait alors voulu
que le Bouddha utilise adukkha pour la satisfaction. Cela est fondamental car
pour le couple sukha-dukkha le Bouddha préfère deux mots non reliés par préfixe
négatif car la samsara naturelle dans laquelle nous vivons porte les deux,
alors que dès qu’on parle de qualité morale la forme naturelle est la qualité
négative et la qualité positive nécessite la négation de cette qualité négative,
donc un effort humain, donc un choix de ne pas suivre la voie de la dégradation,
du cycle qui mène à la mort.
De cette même impermanence dont nous parlions précédemment émerge
l’impersonnalité. L’homme n’étant qu’impermanence il ne saurait avoir un moi,
une essence, un être permanent, une personnalité unique et stable.
Cette présentation dans le livre a une autre conséquence. L’accent fort est
mis sur des ensembles de règles ou normes qui trop souvent se réduisent à un
mot qui en devient fétichisé car il devient invariable, donc permanent et non
évolutif. C’est vrai des huit souffrances, quatre de la vie et quatre sociales.
De même les huit principes justes qui se réduisent tous à ce mot « juste »
sans qu’il soit précisé, et cela constitue le « noble sentier octuple »
qui mène à la nibbana, au nirvana en sanskrit, à l’éveil. Le livre insiste sur
l’objectif d’atteindre la nibbana pendant la vie réelle alors que le canon
insiste que la chemin octuple et la nibbana permettent d’échapper au cycle
samsarique naissance-mort-renaissance. La renaissance n’étant pas une réincarnation
mais le fait d’avoir à revivre une autre vie car la nibbana n’avait pas été
atteinte dans la première vie. Cela impliquerait que l’individu aurait un
être qui se réincarner dans un autre
individu, ce que refuse le Bouddha. C’est une question ouverte pour le
bouddhisme theravada. Le bouddhisme mahayana la règle en posant l’après de la
mort comme étant une non-question. On sait que cela devient la question
centrale du bouddhisme tibétain avec son Dalai Lama, et surtout son Livre de la
Mort, le célèbre Bardo Thodol.
Une imprécision au bord de l’erreur se glisse cependant dans ce livre. Le
bouddhisme a disparu en Inde parce qu’il a été interdit. Les bouddhistes ont pu
alors survivre au Sri Lanka et à partir de là dans le Sud Est asiatique car ils
avaient pris gîte dans l’île sur l’injonction de l’empereur Asoka pour
transcrire les enseignements du Bouddha en ce qui est devenu le canon. Les
bouddhistes survivront au Tibet où ils ont intégré la culture et religion Bon
et leur culte de la mort, en même temps que leur langue. Ce dernier mouvement a
été une expulsion pure et simple. L’hindouisme est issu directement du
brahmanisme et non d’une fusion avec le bouddhisme qui lui aussi est issu
directement du brahmanisme mais dans un mouvement de critique fondamentale. La
vision édulcorée proposée ici permet de ne citer que les castes humaines de
l’hindouisme et de ne pas parler de la caste non-humaine des Dalits posée, y
compris encore aujourd’hui, comme incontournable par l’hindouisme.
Une introduction au bouddhisme intéressante mais ne mettant pas l’accent
fort sur le concept de citta/mana pour lequel le français n’a pas de mot qui
puisse convenir sinon états mentaux/mentalisme, bien que ceux-ci sont trop
abstraits. Il n’est alors pas clairement dit quel principe et quel potentiel de
l’homme pris par la réalité samsarique et par le trio anicca/dukkha/anatta peut
par ses propres moyens s’en libérer et l’en libérer. Il faut cette puissance de
ce que les anglais appellent la « mind », une construction virtuelle
du cerveau confronté au monde sensoriel réel qui permet à ce cerveau de saisir
et interpréter le monde que les cinq sens physiques réels saisissent. Le sixième
sens noté une fois seulement dans le livre n’est pas explicité : c’est ce
méta-sens des « états mentaux » et du « mentalisme », de la
« mind » qui permet cette libération bien que dans le Dhammapada le
Bouddha pose que cette « mind » peut être totalement asservie et
dévoyée par la samsara et l’attachement qu’un individu peut développer pour les
choses matérielles et les plaisirs, et là le mot, le concept bouddhiste de
« tanha » ne sont jamais cités mais seulement évoqués de façon
connexe.
Intéressant donc, mais comme une introduction à ne pas prendre pour la
vérité finale d’une philosophie qui considère qu’il n’y a de toute façon rien
de final.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 3:17 PM