JACQUES DE CAUNA
– CECILE RÉVAUGER – LA SOCIÉTÉ DES EXPLOITATIONS ESCLAVAGISTES, CARAÎBES
FRANCOPHONE, ANGLOPHONE, HISPANOPHONE, REGARDS CROISÉS
Le titre ne dit pas de quoi il s’agit. Il s’agit bien des plantations
esclavagistes mais dans la dernière période de cet esclavagisme, quand il
commence à se démailler, à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème,
grossomodo jusqu’à l’émancipation finale des esclaves en France en 1848. La
logique de cette recherche est donc beaucoup plus le développement de l’émancipation
des noirs que la description réelle de l’esclavage dans toutes ses dimensions.
A partir de 1770 ou à peu près l’esclavage est condamné à court terme, sauf aux
USA où il perdurera le plus longtemps et dans toutes sa brutale horreur.
Certains diront même qu’il perdurera jusqu’en 1963, puis 1964 et 1965 sous des
formes diverses d’apartheid. La question du pourquoi ce fut ainsi différent entre
ici les Caraïbes et les USA, n’est pas posée.
Une deuxième remarque en passant seulement. Il y a parfois comme une
tentative de refaire l’histoire, je me demande même s’il n’y a pas un peu de
honte à décrire l’horreur. Mais cela empêche de voir l’essentiel : il ne
saurait s’agir en rien de la même chose que la Shoah effectivement mis en
parallèle, ni même d’une chose comparable parce que justement l’horreur du
traitement de ces individus et infiniment plus grace et surtout le fait que
l’esclave est esclave pour dix, vingt ou trente générations. L’enfantement à
Auschwitz était exceptionnel. L’enfantement dans le cadre de l’esclave était
une des dimensions économiques essentielles.
Cela a une autre conséquence. Eric Saunier, page 140, écrit : « …
l’historiographie française de l’esclavage, laquelle est très en retard en
comparaison de la situation dans laquelle se situe l’historiographie
anglo-saxonne. » Si on ne part pas des conditions réelles de comment un
esclave est fabriqué (dans la traversée de l’océan et dans la période
d’acclimatation) par la main et le fouet humain à partir d’un être humain venu
d’une autre culture dont on l’arrache et dont on lui interdit même de se
souvenir, par la violence extrême selon les recettes d’un certain Willie Lynch,
on ne comprend pas les effets à long terme, ce que les Anglo-saxons, ici un
terme faux car il s’agit d’abord et avant tout des Noirs et des Indiens
d’Amérique qui ne sont pas des Anglo-Saxons, sans compter les Latinos et autres
Hispanos d’Amérique Latine qui eux non plus ne sont pas des Anglo-saxons, ce
donc que les historiens américains appellent le « Post Traumatic
Slave/Slavery Syndrome/Disorder » pour les descendants des esclaves noirs
et son équivalent que je glose comme étant le « Post Traumatic Colonial
Syndrome/Disorder » pour les Indiens, et l’on peut remplacer le terme
Colonial par Extermination, Elimination, et tout autre terme de ce niveau. Une
conséquence insidieuse est de gommer un tant soit peu, ne serait-ce que par
pudeur, les sévices, tortures et autres traitements sadiques quotidiens
auxquels étaient soumis les esclaves – et les Indiens – que pratiquement aucun
SS d’Auschwitz sauf le docteur Mengele qui devait être un officier SS, aurait
eu l’idée d’appliquer aux déportés. La Chienne de Buchenwald se faisait faire
des lampes avec les peaux tatouées des prisonniers, mais elle ne les faisait
peler qu’après qu’ils fussent mort. Les esclaves et les Indiens étaient pelés
vivants et avec force sel si possible et par exemple à coups de fouet.
Il n’y a pas vraiment d’approche contrastive. Chacun est dans son domaine
et ne compare pas avec les autres. Ils manquent alors tous une avancée
fondamentale de l’historiographie américaine sur les sociétés
esclavagistes : l’opposition radicale entre la théorie américaine (étatsunienne
disent certains) de « l’unique goutte de sang noir » qui est sensé
faire d’un homme un noir, opposé à la société à trois niveaux à laquelle il
n’est fait qu’une seule allusion sans citer la référence nécessaire et sans
employer le concept aujourd’hui standard grâce entre autres à Denise Oliver
Velez, professeure à la State University of New York, le concept de
« three-tiered society/system/color-class structure ». Ainsi on ne
peut pas expliquer pourquoi ce dernier modèle s’applique aux iles caraïbes
anglaises. On ne peut pas expliquer pourquoi la manumission est capitale pour
ces sociétés en dehors des USA. Louis XVI envoya l’Amiral d’Estaing à la tête
d’un contingent militaire pour aider les insurgés américains contre les
Anglais, après que La Fayette ait fait la traversée avec un bateau d’armes fournies
par le contrebandier Beaumarchais, surtout connu pour son théâtre et le droit
d’auteur. Le château de Ravel en Auvergne, château de l’Amiral d’Estaing ne fut
pas pillé à la révolution, et pour cause : il avait libéré ses serfs,
annulé toutes les chartes et autres documents de servage et distribué ses
terres. On pourrait aussi citer le cas de La Fayette et son château de
Chavaniac La Fayette. Il n’en fut pas de même de nombreux autres châteaux en
Auvergne. La manumission fut largement pratiquée pendant la Révolution Française,
voire avant par de nombreux nobles en direction de leurs serfs, qui n’étaient
qu’un cran au-dessus des esclaves : ils avaient droit à la justice.
Ainsi on ne comprend pas l’originalité des îles qui n’ont plus de
population autochtone et applique le code noir qui pose la manumission comme un
droit, y compris bien sûr en Louisiane, ce qui expliquera que la Louisiane
rejoindra le camp fédéral dès 1862 pendant la Guerre Civile : la
couche/classe intermédiaire des gens de couleur libres représentaient 47% de la
population au début de cette guerre. Et ce fut un état capital pour la
ratification du treizième amendement. L’auteur eût alors pu différencier les
trois stratégies de colonisation et de montrer comment la stratégie française
ne pouvait pas s’appliquer, faute de population autochtone, donc indienne.
Je voudrais ajouter quelques mots sur les onze articles.
Le premier article de François Hubert, Conservateur du Musée d’Aquitaine de
Bordeaux, est une bonne présentation muséique de ce musée. On y apprend qu’il y
a des salles sur la traite des noirs à Bordeaux et on peut alors découvrir
qu’il y a un guide bilingue sur ces salles publié par le musée et en vente chez
tous les libraires qui se respectent, comme Amazon.
Le deuxième article de Jacques de Cauna explique comment il a aidé en
historien à reconstituer la maquette d’une plantation sucrière française de
Saint Domingue. Intéressant aussi. Il y a quelques photos couleur de cette
maquette au centre du livre.
Le troisième article de Karen Bourdier aborde une dimension essentielle de
l’esclavage : les femmes étaient des machines à produire des bébés
esclaves et leur utilisation sexuelle souvent brutale pouvait entrainer des
lésions plus que gênantes comme la déchirure de la paroi entre l’ampoule anale
et l’utérus avec des conséquences dramatiques et à terme mortelles. Les femmes
noires étaient importées en premier lieu pour leur exploitation en tant que
génitrices. Cette dimension commerciale explique pourquoi les esclavagistes
peuvent même prendre un peu soin de cet investissement. Pour Willie Lynch,
esclavagiste et planteur des Caraïbes anglaises, dans sa lettre de 1712 aux
planteurs de Virginie, largement disponible sur papier depuis 1970 et sur
l’Internet depuis l’invention de l’Internet, explique comment c’est le mâle qui
doit être torturé à mort devant les femmes et les enfants pour bien former les
enfants et pour amener la mère à protéger ses enfants de ce sort en les
dressant à l’obéissance avec violence la plupart du temps. Tout cela échappe à
Karen Bourdier.
Le quatrième article de François Poirier ne concerne qu’indirectement les
Caraïbes par l’intermédiaire d’esclaves marrons déportés pour les éloigner des
îles où ils font des ravages psychologiques et politiques.
Le cinquième article de Trevor Burnard concerne le prix des esclaves. Par
prix n’est pas entendu la valeur, simplement la valeur d’échange sur un siècle
ou à peu près de ces esclaves sur les marchés d’esclaves. Les chiffres sont
froids et donc peu lisibles. Il aurait fallu les croiser sérieusement non pas
uniquement avec le marché du sucre puisqu’il s’agit de la Jamaïque, mais bien
plus avec la traite elle-même, la concurrence acerbe entre les divers
fournisseurs, la conservation de cet investissement en le rentabilisant par
l’exploitation de son travail, par l’exploitation de sa fertilité, par
l’’exploitation de sa capacité à apprendre de nombreux métiers. Les esclaves
marrons des USA furent d’un immense apport aux Indiens chez qui ils se
réfugiaient du fait de ces arts et métiers qu’ils possédaient. Il eût été
intéressant de montrer les relations entre ces qualifications acquises
(investissement éducatif) et les moyens employés pour soumettre et exploiter
ces noirs qualifiés, voire de croiser cela avec les fuites (marrons) et même la
mortalité. Peut-être que c’est trop demander, mais il y a des moyens de
trouver, j’en suis sûr, puisqu’on trouve aujourd’hui des données aux USA sur
ces questions.
Cela aurait permis quelque chose d’essentiel : étudier la
hiérarchisation des esclaves, la stratification des esclaves et sortir enfin de
la simple opposition domestiques et esclaves des champs. A ce niveau le récent
film « Django » est largement plus subtil.
Le sixième article de Pedro Welch approche de la « three-tiered
society » de Denise Oliver Velez mais n’exploite pas les données qu’il
avance. Il montre très bien comment la classe des esclaves est stratifiée à la
Barbade entre les esclaves exploités directement pas les propriétaires et les
esclaves qui ont la liberté de se louer au plus offrant et qui partagent les
rentrées avec le propriétaire. De toute évidence ce sont des esclaves mais qui
doivent payer une sorte de rente ou loyer à leur propriétaire pour pouvoir
travailler pour qui veut bien les employer. Puis il y a la classe des gens de
couleur libres et leur nombre augmente du fait de la manumission sous toutes
ses formes : libération, rachat par l’esclave lui-même ou un intermédiaire
qui ensuite libère l’esclave (cas des capitaines de vaisseaux marchands donné
dans le livre), la libération
testamentaire éventuellement. Cette classe intermédiaire n’est pas
étudiée suffisamment et on manque alors la dynamique forte qu’ils créent de par
leur position sociale et économique puissante et incontournable pour les
plantations. Et enfin tout en haut les Blancs qui sont tous libres bien sûr et
dont une partie importante sont les colons, les planteurs , les marchands et
négociants, les capitaines et officier de marine, les soldats, du moins les
officiers et sous-officiers, et quelques autres professions valorisées comme
docteur. Le rôle joué par la classe intermédiaire des gens de couleur libres et
éventuellement des « self-hiring slaves » ou esclaves auto-loués
qui peuvent s’allier avec les gens de couleur libres est non exploré. Ce n’est
pas tant ce que pensent les individus qui est important dans une société mais
le rôle social que chacun joue individuellement et collectivement.
Le septième article de Dominique Goncalvès concerne le débat pendant le
boom sucrier de Cuba de la fin du 18ème et du début du 19ème
siècle, plus ou moins déclenché par la révolution de Saint Domingue et la
première abolition de l’esclavage. Les demandes des planteurs sont
claires : 1- supprimer les fêtes religieuses ou jours fériés, tout en
encadrant mieux l’emploi du temps des esclaves pour qu’ils puissent faire face
à leurs tâches très physiquement pénibles ; 2- aménager sinon supprimer le
jeûne ; 3- permettre les enterrements sur la plantation pour éviter les
déplacements pénibles et les pertes de temps ; 4- permettre les messes sur
les plantations pour les mêmes raisons. Il s’étonne que l’église résiste à ces
demandes mais il n’explique pas comment ces pratiques ont été mises en place.
Il faut remonter à la réforme religieuse du 9ème siècle qui instaure
le dimanche chômé et les grandes fêtes religieuses obligatoires, environ 75
jours chômés dans l’année : puis à la réforme sociale du 10ème
siècle qui instaure le féodalisme et assure la première révolution verte de
l’Europe ; puis la révolution proto-industrielle du 12ème
siècle qui est la première grande mécanisation de la vie humaine et qui permet
avec les moulins et bien d’autres développements de compenser la perte de temps
de travail des autres réformes. Il serait intéressant alors de voir comment
l’église fait face à la révolution industrielle en train de commencer dans le
monde, et les plantations esclavagistes ne sont que l’industrialisation de
l’agriculture féodale européenne transportée dans les colonies. L’article en
reste à une vision très conservatrice de l’église ou de la couronne espagnole
ou du Pape, alors qu’il s’agit d’une position conservatoire en l’absence d’une
compréhension de ce qui se transforme sous leurs yeux, comme le passage de
l’esclavage au salariat par la manumission et par les esclaves auto-loués.
L’église apparaît comme une démagogue qui protègerait le mode de vie des
esclaves alors qu’elle protège la structure sociale qu’elle a mise en place à
partir du 9ème siècle.
Parlant d’église catholique il serait intéressant de voir ce que cette
église a fait dans les Caraïbes et si son travail fut comparable à celui de
l’église catholique gallicane de la Louisiane française qui a commencé à
systématiquement baptiser les enfants et marier les couples chrétiens quelle
que soit leur composition dès les années 1720 : registres de baptême et de
mariage en ligne depuis maintenant plusieurs années pour la Louisiane sous
l’autorité de l’évêque de la Nouvelle Orléans.
Le huitième article d’Agnès Renault prend le cas particulier des
plantations caféières de l’est de Cuba installée par les Français fuyant la
révolution de Saint Domingue. Mais à partir du fait que l’on n’a pas expliqué
l’extrême violence par laquelle on transformait un être humain en un animal
domestique généralement listé entre les chevaux et les bœufs on ne comprend pas
les phénomènes de résistance auxquels les planteurs doivent faire face. Citons
en quelques unes : résistance dans la soumission physique (instinct de
survie) ; résistance dans le dressage des enfants à la soumission (pour
leur éviter de mourir ou souffrir) ; résistance dans la
dé-émotionalisation des rapports humains en particulier entre les femmes et les
hommes et encore plus entre le père et ses enfants, asse facile, et entre la
mère et ses enfants, beaucoup plus difficile ; résistance par la nonchalance,
malgré le fouet ; résistance dans la fuite (marron) ; résistance dans
la manumission gagnée d’une façon ou d’une autre. La conclusion apparaît alors
fondée sur peu de chose : « De fait les conditions d’affranchissement
n’étaient pas très bonnes, dominées par les systèmes du rachat et les clauses
testamentaires. D’autre part la croissance du marronnage, au rythme du
développement des plantations de café, dans la région est un autre signe des
mauvaises conditions serviles qui radicalisèrent les formes de
résistance. » (page 95) On est à des lieues lumière des recherches américaines,
au sens large des Amériques autant qu’au sens étroit des USA.
Le neuvième article d’Eric Saunier concerne la franc-maçonnerie et sur la
base de faits précis couvrant les francs-maçons du Havre, de Bordeaux et de Nantes
et l’auteur prouve que le mythe d’une franc-maçonnerie abolitionniste est
erroné car dans les ports les loges contiennent une majorité de participants
directs à la traite et à l’esclavage, sans compte que tous participent au
commerce des biens coloniaux produits par les esclaves. Il va même jusqu’à
clairement remettre en cause l’inspiration franc-maçonne de Victor Schoelcher
et Joseph Napoléan Sarda-Garriga, les deux hommes politiques qui ont produit
l’arrêté du 27 avril 1848 qui abolit l’esclavage.
Le dixième article concerne la franc-maçonnerie à La Barbade et Trinidad.
Les loges sont uniquement composées d’hommes blancs et d’hommes « nés
libres », ce qui exclut les gens de couleur libres. Les membres sont donc
les planteurs, les négociants et marchands, les capitaines et marins, les
officiers et soldats, donc tous des agents du colonialisme esclavagiste. Cela
explique que l’implication des francs-maçons dans l’abolition de l’esclavage
dans les colonies est totalement fictionnel et ne relève que d’individus blancs
isolés. Il faudra attendre 1847 pour que le Grand Orient change sa constitution
et remplace « hommes nés libres » par « hommes libres ».
Les esclaves sont donc toujours exclus, bien que un an plus tard l’esclavage
sera aboli, et il est bien évident qu’« homme » signifie bien
« individu humain mâle ». Le rejet du racisme et du sexisme ne sont
donc pas dans les principes fondamentaux de la franc-maçonnerie dans la période
concernée, en France et ses colonies, jusqu’en 1847 pour le racisme et beaucoup
plus tard pour les femmes.
Le onzième et dernier article de Jacques de Cauna concerne Etienne de
Polvérel, l’un des deux commissaires de la Convention envoyé à Saint Domingue
pour abolir l’esclavage. Polvérel est celui qui voit le plus loin, dans le sens
d’un socialisme utopique, mais il est irréaliste. Sonthonax est celui qui a un
peu ses épaules sous sa tête et il fera le coup de force et publiera le décret
d’émancipation personnel avant que Polvérel soit prêt sur le sien. Comme dit
Polvérel lui-même : « des évènements inattendus ont pressé la marche
de mon collègue Sonthonax. Il a proclamé la liberté universelle dans le
Nord ; et lui-même lorsqu’il l’a prononcée n’était pas libre. » La
conclusion de l’auteur est donc juste quand il dit : « … le conflit
qui oppose en 1793 les deux commissaires de la Révolution Française à Saint
Domingue et dont Polvérel sort vaincu. » L’auteur donne un certain détail
sur les propositions de l’un et de l’autre, imagine ce qu’aurait été l’histoire
si Polvérel n’avais pas été vaincu, mais cela n’est pas du travail historique.
On se demande alors comment page 173 l’auteur peut écrire : « Tout
montre que c’est donc bien Polvérel qui doit être considéré comme le principal
organisateur de la première abolition mondiale de l’esclavage colonial… »
C’est là réécrire l’histoire, alors même que Polvérel a concédé sa défaite.
Un livre intéressant même si la numérotation des articles est erronée.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 4:50 PM