ISMAËL AÏT DJAFER
– COMPLAINTE DES MENDIANTS ARABES DE LA CASBAH ET DE LA PETITE YASMINA TUÉE PAR
SON PÈRE – EDITIONS BOUCHENE – ÉCRIT 1951 – PREMIÈRE ÉDITION 1987 – © 2002
Une poésie du temps de la colonisation d’Alger à peine trois ans avant le
début de la guerre de libération, six ans après la fin du fascisme et du
nazisme.
L’idéologie coloniale est représentée dans ce long poème par la référence
régulière et lourde à Charlemagne l’inventeur de l’école selon la légende
française de la mythologie laïque et chaque fois ou presque ce Charlemagne
ramène à la surface une chanson qu’on a appris à l’école :
Au clair de la lune,
Il était un petit navire,
Frère Jacques,
Il court il court le furet,
Une fleur au chapeau,
Sur le Pont d’Avignon,
et la dernière
sifflée par les personnages
Un macchabée c’est bien triste.
Le poème est donc d’abord la dénonciation du colonialisme mental qui
appelle a une « décolonialisation » mentale, culturelle et
spirituelle également, et cela bien après la décolonisation de l’indépendance.
Cela explique à la fois le fait que le poème n’a pas été publié quand les
Français régnaient en maîtres en Algérie. Trop dangereux. Puis qu’il ait été
publié en 1987 seulement, justement quand la décolonisation spirituelle est la
revendication qui monte sept ans après la mort de Boumédienne quand l’Algérie
hésite entre la tentation islamiste naissante (GIA, Groupe Islamique Armé) et
la tentation de l’arabisation et de l’islamisation modérées. La suite fut
sanglante. Mais que vise ce poème ?
Il parle du point de vue des mendiants d’Alger du temps de la colonisation
et devient un cri de référence à la lutte des Algériens pour leur intégrité et
donc une tentative de centrer le débat des années 1980 sur le problème de la
pauvreté et du développement industriel et économique. Les repus coloniaux ont
été remplacés avec l’argent du gaz naturel par les repus de l’indépendance.
C’est donc une critique directe au régime du FLN, un régime qui a remplacé une
domination par une autre avec la menace d’une islamisation islamiste possible
qui serait une troisième étape de dépendance.
Mais la forme du poème est une sorte de « slam » construit sur la
base d’invectives contre ceux qui dominent cette société. Les invectives sont
directes, haineuses et répétitives. Et elles se centrent sur un événement, un
fait divers particulièrement odieux. Un mendiant de 42 ans aidés dans son
calvaire par sa fille Yasmina de 9 ans, par deux fois force sa fille sous les
roues d’un camion. Elle en meurt. Le
poème est dédié à la mémoire de cette fillette. Cette poésie directe qui ne
peut être que parlée car lue sous sa forme écrite elle apparaît extrême sinon
extrémiste. Mais vue comme une invective incantatoire sur la tombe de la
victime cela devient une bombe, un cri de colère, une cri de souffrance, une
plainte d’horreur devant l’insouciance des gens repus, devant l’impunité des
gens établis qui imposent à une frange sociale la misère de la mendicité.
On se demande alors pourquoi ce texte publié seulement en 1987 a conservé Charlemagne
et les comptines françaises, car alors c’était plutôt la référence au Prophète
et les versets du Coran que l’on apprenait à l’école en arabe justement
coranique. Mais aujourd’hui ce texte est totalement déphasé car l’enjeu de la
misère n’est plus celui des SDF mais bien plus largement la lutte des pays
autrefois sous-développés pour leur propre émergence.
Dans ces pays ci-devant sous-développés la misère existe, ainsi que la
mendicité, mais le jeu a totalement changé car cette mendicité, si elle est
autorisée, se dirige vers les touristes étrangers et non vers les nantis
nationaux. Et les pays ci-devant sous-développés suivent trois lignes dont une
seule pourrait apparaître comme de la mendicité.
Ils exigent leur dû pour réparer les dommages du pillage et du colonialisme.
Mais ile le font aujourd’hui au nom de l’humanisme et de la dignité et au
niveau mondial : aide à l’enfance, aide à la culture et à l’éducation, aide
à la santé, aide au développement, etc.
La deuxième ligne est celle de la lutte pour son propre développement. Une
lutte qui a pris du temps pour démarrer mais qui depuis une vingtaine d’année
se met sur les rails du succès. Mais pour cela il aura fallu qu’un changement
radical se fasse au niveau mondial.
Il aura fallu que cinq siècles de colonialisme soient effacés par une
dynamique de retour aux équilibres du monde d’avant ce grand changement qui eut
lieu en Europe après le premier siècle de la Grande Peste Noire, après la
Guerre de Cent Ans et quelques autres, après l’invention de l’imprimerie
(d’ailleurs importée d’Asie) et le désir d’expansionnisme ne serait-ce que pour
permettre aux soudards du féodalisme d’aller guerroyer loin de l’Europe.
Et ce retour aux dynamiques anciennes est symbolisé par l’émergence de la
Chine, puis de l’Inde et le recentrage du monde entier sur l’Océan Indien et
bientôt l’Atlantique sud.
Et ce n’est qu’un commencement. Et cela aujourd’hui rend ce poème plus
qu’ambigu, gênant.
La citation de l’article de presse qui annonce le fait que le père a été
sauvé de la peine de mort, la guillotine dûment mentionnée, car reconnu
irresponsable par les experts psychiatriques semble aller dans le sens de la
demande de la peine de mort contre ce père pourtant aussi victime que sa propre
fille
« Avec le sang de ta fille
Tu as acheté
Pour la vie
La soupe des accusés
Et le pain des condamnés
Dans la prison chaude
De ta conscience
Etouffée
A présent que te voilà fou
Ils se sont chargés de ta lourde responsabilité
Mentale
Et ce n’est plus leur faute
Et ce n’est plus ta faute
Et ce n’est plus la faute de la petite Yasmina
Et ce n’est plus la faute
De cette formidable absurdité qui se
Tord de rire !... »
Dommage encore car cela évacue le vrai problème du colonialisme mental qui
aura pris environ soixante ans pour commencer à reculer dans les continents
colonisés, sans parler du continent nord-américain ou même l’Europe (Irlande,
Yougoslavie, Pays Basque, Corse, Républiques Baltes et quelques autres encore.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 1:27 AM