Version non expurgée des quelques mots que certains sites commerciaux ne veulent pas que l'on cite.
SAMUEL BECKETT – FIN DE
PARTIE – CHARLES BERLING
Si on respecte les didascalies de Samuel Beckett cette pièce est un piège,
un piège clairement compris comme étant un piège à cons, donc pour tous ceux
qui voudraient la comprendre. Tous les éléments signifiants, ceux qui
structurent le sens et donc qui donnent la direction sémiotique sont
systématiquement dissimulés sous une pirouette de magicien qui rend risible ce
qui devrait nous servir de guide. Et la mise en scène de Charles Berling joue
la fidélité, bien obligée de toute façon en France près des ayant-droits qui
refusent la moindre variation.
Le décor joue sur un mur de fond construit sur des lignes obliques. Ça
c’est de la créativité et de la liberté. Mais Beckett a effacé une fois pour
toute la liberté dans sa devise républicaine réécrite : « Égalité,
essuyer et remettre ». Mais alors que reste-t-il dans cette nouvelle mise
en scène, dans toute nouvelle mise en scène ?
Un Clov vieilli avant l’âge qui traine les pieds comme une âme en peine,
perd la mémoire, se perd dans un espace clos et vide, se reperd en méandres
mentaux qu’il déroule devant nous morceau par morceau, en bribes, le seul repère
que lui laisse son maître, maître physique, maître à penser, maître de céans et
à en mourir en son propre repaire. En d’autres termes Clov s’est fait mettre à
tous les niveaux, dans tous les sens et même en travers toute sa vie de
dépendance par son maître absolu Hamm. Il s’est fait mettre et remettre à sa
place qui est en dessous du plus bas jour après jour et il a toujours
obtempéré, obéi, assumé et étrangement assouvi ses propres envies d’esclavage.
Un Hamm misérable, exécrable, méprisable de haine des autres, surtout
depuis qu’ils sont tous disparus à son œil mental, de haine du monde surtout
depuis qu’il ne peut plus le voir et qu’il veut nous faire croire qu’il
n’existe plus, de haine contre la vie elle-même qu’il nie dans les autres pour
mieux s’en repaître en lui seul dans les derniers instants qu’elle veut bien
lui condescendre. Il commande en chef, ordonne en désordre, somme en
soustraction ou en division, signifie de façon insensée à tous et à chacun de
ceux qu’il autorise à encore ne pas mourir autour de lui. Nous sommes enfermés
dans sa cécité qui devient notre nécessité absolue et par là même la nécessité
impérative de nier cette nécessité et de fuir sa purulente cécité.
Nagg et Nell ont la partie facile car il les a rejetés dans des poubelles
qu’il leur est aisé de refermer et dont il leur est commode de ne pas sortir.
Ils n’entendent qu’à moitié les ordres et encore ne les respectent en rien.
Nell lui meurt d’ailleurs entre les doigts. Heureux soient ceux qui n’ont qu’un
couvercle pour horizon et qu’une poubelle pour ligne de mire. Il ne leur reste
qu’à attendre le passage de la benne.
Le décor est rendu vomissable par le metteur en scène. Outre les obliques pseudo-verticales,
outre l’absence de lumière d’un clair obscur blafard, outre l’absence de
mobilier qui rend signifiants des éléments disparates et sans contenu, sinon
des cadavres en sursis, outre la crasse systématique de ce décor couleur caca
et rien d’autre, ce décor ne signifie qu’une seule chose, que l’esprit
pourrissant et pourri de fond en comble de Hamm qui pense le monde à son image,
l’image d’une catastrophe ambulante qui domine tout de sa gaffe impuissante et
inutile puisqu’il n’a ni roue ni eau, que cet esprit n’est ni saint ni sacré ni
sacré-saint. Sa gaffe n’est qu’une image de son impotence sexuelle comme un
grossissement de l’organe qu’il n’ aplus, tout comme son chien sans sexe et à
trois pattes, bien sûr comme tout ce qui le concerne, de son mouchoir
ensanglanté comme le linceul d’un Ponce Pilate qui se prendrait pour le Christ
à ses lunettes noires de devin ayant perdu la vue.
Et Beckett joue sur les mots repères pour nous faire rire de l’incongru qui
pourtant est la clé du mystère. Le pantalon raté, loupé, bousillé, foutu du
tailleur « nin rin » foutu (en picard dans mon texte) de faire une
braguette, un poignard et quatre boutonnières. Amusant d’ailleurs que Beckett
ne sache pas le mot technique de « poignard » et qu’il se perde dans
l’entrejambe. Cela d’ailleurs devrait nous aider à comprendre le centre de
l’histoire, comme le môme qui se regarde le nombril, enfin dans cette
direction, et comme on dit chez nous : « Quand je dis le nombril,
vous voyez ce dont je parle. » Et puis on a « plus haut que son cul »,
puis les fesses, puis l’oiseau qui se niche entre les seins de la bien aimée,
mais qui est tout emmerdé, et l’acteur fait rebondir ce dernier terme à loisir,
et la liste de ces incongruités scatologiques, pornographiques, s’allongent
sans fin. Et il suffit de l’apparition d’un garçon, pour que Hamm ordonne
d’aller l’exterminer et pour que Clov s’habille de neuf pour l’aller capturer
tout comme Hamm l’a capturé lui il y a un certain nombre d’années.
On comprend alors pourquoi Clov ne peut pas s’asseoir. Le pauvre. C’est que
Hamm a le plaisir callipyge mais par le mal-traitement des fessiers d’autrui.
Le sens ne peut venir vraiment que des trois pièces de la trilogie. Dans En attendant Godot Vladimir et Estragon
sont bloqués dans une routine qui ne même à rien sinon à l’attente, mais ils
reçoivent deux pièces dans la pièce qui montrent la suite, Lucky l’esclave
soumis et consentant qui d’esclave empressé devient un soignant compassionné
d’un Pozzo qui de maître tout puissant est devenu un aveugle qui a perdu son
chemin. Et Vladimir et Estragon qui sont eux aussi des esclaves, les esclaves
d’une routine de l’attente imposée par Godot et transmis par deux frères, l’un
après l’autre, le premier remplacé par le second parce qu’il a été maltraité
par Godot, leur maître à eux deux. Pas de fuite possible. Dans Fin de Partie la fuite est possible,
préparée, envisagée, rhabillée en costume qu’on dira de ville dès qu’un appât
en forme de garçon se présente à soixante quatorze mètres, mais immobilisée à
la porte attendant la mort du maître qui n’est alors plus qu’un prédateur privé
de sa prédation par l’impotence, l’impuissance et l’informité. Il faudra
attendre Oh Les Beaux Jours pour
qu’enfin le départ soit possible et que la proie d’antan devienne le prédateur
à son tour dès que l’envie s’en fait suffisamment sentir et que le prédateur,
femme cette fois, soit suffisamment ensevelie dans son sable. Mais il faudra
aussi considérer les versions anglaises postérieures (dans le temps bine sûr
pas dans les fessiers) qui révèlent par des adaptations particulières ce sens
de façon beaucoup plus claire. Cachez ce petit garçon que je ne saurais que
prendre s’il n’est pas enfermé.
Beckett quelque part est un génie de l’illusion qui utilise son art pour
dissimuler le sens derrière des éléments non pas disparates mais risibles de
par leur environnement, et quand on rit de quelque chose on a tendance à croire
que c’est absurde. Je regretterai qu’ici Charles Berling ait jugé bon de donner
à Hamm un nez rouge qui suggère le clown. Il est tout sauf ça. Il est le grand
prêtre sacrifié à l’autel de quelque dieu sans nom mais non sans appétit pour
que puisse naître son successeur. Que meure le prédateur vieillissant pour que
vive le prédateur renaissant.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 4:20 AM