Monday, December 24, 2012

 

A trop vouloir dicter, les didascalies parasitent le sens.


Version non expurgée des quelques mots que certains sites commerciaux ne veulent pas que l'on cite.

SAMUEL BECKETT – FIN DE PARTIE – CHARLES BERLING

Si on respecte les didascalies de Samuel Beckett cette pièce est un piège, un piège clairement compris comme étant un piège à cons, donc pour tous ceux qui voudraient la comprendre. Tous les éléments signifiants, ceux qui structurent le sens et donc qui donnent la direction sémiotique sont systématiquement dissimulés sous une pirouette de magicien qui rend risible ce qui devrait nous servir de guide. Et la mise en scène de Charles Berling joue la fidélité, bien obligée de toute façon en France près des ayant-droits qui refusent la moindre variation.

Le décor joue sur un mur de fond construit sur des lignes obliques. Ça c’est de la créativité et de la liberté. Mais Beckett a effacé une fois pour toute la liberté dans sa devise républicaine réécrite : « Égalité, essuyer et remettre ». Mais alors que reste-t-il dans cette nouvelle mise en scène, dans toute nouvelle mise en scène ?

Un Clov vieilli avant l’âge qui traine les pieds comme une âme en peine, perd la mémoire, se perd dans un espace clos et vide, se reperd en méandres mentaux qu’il déroule devant nous morceau par morceau, en bribes, le seul repère que lui laisse son maître, maître physique, maître à penser, maître de céans et à en mourir en son propre repaire. En d’autres termes Clov s’est fait mettre à tous les niveaux, dans tous les sens et même en travers toute sa vie de dépendance par son maître absolu Hamm. Il s’est fait mettre et remettre à sa place qui est en dessous du plus bas jour après jour et il a toujours obtempéré, obéi, assumé et étrangement assouvi ses propres envies d’esclavage.

Un Hamm misérable, exécrable, méprisable de haine des autres, surtout depuis qu’ils sont tous disparus à son œil mental, de haine du monde surtout depuis qu’il ne peut plus le voir et qu’il veut nous faire croire qu’il n’existe plus, de haine contre la vie elle-même qu’il nie dans les autres pour mieux s’en repaître en lui seul dans les derniers instants qu’elle veut bien lui condescendre. Il commande en chef, ordonne en désordre, somme en soustraction ou en division, signifie de façon insensée à tous et à chacun de ceux qu’il autorise à encore ne pas mourir autour de lui. Nous sommes enfermés dans sa cécité qui devient notre nécessité absolue et par là même la nécessité impérative de nier cette nécessité et de fuir sa purulente cécité.

Nagg et Nell ont la partie facile car il les a rejetés dans des poubelles qu’il leur est aisé de refermer et dont il leur est commode de ne pas sortir. Ils n’entendent qu’à moitié les ordres et encore ne les respectent en rien. Nell lui meurt d’ailleurs entre les doigts. Heureux soient ceux qui n’ont qu’un couvercle pour horizon et qu’une poubelle pour ligne de mire. Il ne leur reste qu’à attendre le passage de la benne.

Le décor est rendu vomissable par le metteur en scène. Outre les obliques pseudo-verticales, outre l’absence de lumière d’un clair obscur blafard, outre l’absence de mobilier qui rend signifiants des éléments disparates et sans contenu, sinon des cadavres en sursis, outre la crasse systématique de ce décor couleur caca et rien d’autre, ce décor ne signifie qu’une seule chose, que l’esprit pourrissant et pourri de fond en comble de Hamm qui pense le monde à son image, l’image d’une catastrophe ambulante qui domine tout de sa gaffe impuissante et inutile puisqu’il n’a ni roue ni eau, que cet esprit n’est ni saint ni sacré ni sacré-saint. Sa gaffe n’est qu’une image de son impotence sexuelle comme un grossissement de l’organe qu’il n’ aplus, tout comme son chien sans sexe et à trois pattes, bien sûr comme tout ce qui le concerne, de son mouchoir ensanglanté comme le linceul d’un Ponce Pilate qui se prendrait pour le Christ à ses lunettes noires de devin ayant perdu la vue.

Et Beckett joue sur les mots repères pour nous faire rire de l’incongru qui pourtant est la clé du mystère. Le pantalon raté, loupé, bousillé, foutu du tailleur « nin rin » foutu (en picard dans mon texte) de faire une braguette, un poignard et quatre boutonnières. Amusant d’ailleurs que Beckett ne sache pas le mot technique de « poignard » et qu’il se perde dans l’entrejambe. Cela d’ailleurs devrait nous aider à comprendre le centre de l’histoire, comme le môme qui se regarde le nombril, enfin dans cette direction, et comme on dit chez nous : « Quand je dis le nombril, vous voyez ce dont je parle. » Et puis on a « plus haut que son cul », puis les fesses, puis l’oiseau qui se niche entre les seins de la bien aimée, mais qui est tout emmerdé, et l’acteur fait rebondir ce dernier terme à loisir, et la liste de ces incongruités scatologiques, pornographiques, s’allongent sans fin. Et il suffit de l’apparition d’un garçon, pour que Hamm ordonne d’aller l’exterminer et pour que Clov s’habille de neuf pour l’aller capturer tout comme Hamm l’a capturé lui il y a un certain nombre d’années.

On comprend alors pourquoi Clov ne peut pas s’asseoir. Le pauvre. C’est que Hamm a le plaisir callipyge mais par le mal-traitement des fessiers d’autrui.

Le sens ne peut venir vraiment que des trois pièces de la trilogie. Dans En attendant Godot Vladimir et Estragon sont bloqués dans une routine qui ne même à rien sinon à l’attente, mais ils reçoivent deux pièces dans la pièce qui montrent la suite, Lucky l’esclave soumis et consentant qui d’esclave empressé devient un soignant compassionné d’un Pozzo qui de maître tout puissant est devenu un aveugle qui a perdu son chemin. Et Vladimir et Estragon qui sont eux aussi des esclaves, les esclaves d’une routine de l’attente imposée par Godot et transmis par deux frères, l’un après l’autre, le premier remplacé par le second parce qu’il a été maltraité par Godot, leur maître à eux deux. Pas de fuite possible. Dans Fin de Partie la fuite est possible, préparée, envisagée, rhabillée en costume qu’on dira de ville dès qu’un appât en forme de garçon se présente à soixante quatorze mètres, mais immobilisée à la porte attendant la mort du maître qui n’est alors plus qu’un prédateur privé de sa prédation par l’impotence, l’impuissance et l’informité. Il faudra attendre Oh Les Beaux Jours pour qu’enfin le départ soit possible et que la proie d’antan devienne le prédateur à son tour dès que l’envie s’en fait suffisamment sentir et que le prédateur, femme cette fois, soit suffisamment ensevelie dans son sable. Mais il faudra aussi considérer les versions anglaises postérieures (dans le temps bine sûr pas dans les fessiers) qui révèlent par des adaptations particulières ce sens de façon beaucoup plus claire. Cachez ce petit garçon que je ne saurais que prendre s’il n’est pas enfermé.

Beckett quelque part est un génie de l’illusion qui utilise son art pour dissimuler le sens derrière des éléments non pas disparates mais risibles de par leur environnement, et quand on rit de quelque chose on a tendance à croire que c’est absurde. Je regretterai qu’ici Charles Berling ait jugé bon de donner à Hamm un nez rouge qui suggère le clown. Il est tout sauf ça. Il est le grand prêtre sacrifié à l’autel de quelque dieu sans nom mais non sans appétit pour que puisse naître son successeur. Que meure le prédateur vieillissant pour que vive le prédateur renaissant.

Dr Jacques COULARDEAU



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