JEAN-MARIE
BESSET – LE BANQUET D’AUTEUIL – VINGTIÈME THÉÂTRE – 2015
Enfin Jean Marie Besset aborde un discours et un problème
qui dépasse l’événementiel et atteint l’existentiel, voire l’existentialisme
lui-même. Il lui aura fallu mettre en scène Molière et quelques uns de ses amis
dans un épisode de la fin de sa vie, peu de temps avant qu’il ne meure en scène
avec le Malade Imaginaire en 1673. On est ici en 1670 après que son épouse l’ait
quitté, après que le jeune acteur Michel Baron l’ait rejoint à Paris, ou plutôt
à Auteuil, où il imagine un banquet avec ses amis, tous ceux qui tournent
artistiquement autour de Louis XIV encore jeune plus un visiteur de la nuit
pourtant mort, Cyrano de Bergerac. Dans
le creuset de ce banquet imaginaire les Fourberies de Scapin se composent à
partir d’une idée de Cyrano de Bergerac et pour Michel Baron bien sûr.
Les détails du retour après quatre ans d’absence, des
retrouvailles émues mais difficiles, et du re-départ pour Paris avec annonce d’un
retour dans quelques jours vous devrez les découvrir vous-mêmes. Je ne suis pas
sûr cependant que l’auteur ait vraiment dépassé l’anecdotique d’un libertinage
entre hommes qui ne veut guère dire plus, même s’ils en disent beaucoup de ces
amitiés particulières, pour pouvoir saisir entièrement le poignant de ces
amours entre des créateurs avancés en âge pour de jeunes interprètes prêts à
beaucoup pour conquérir le monde. Mais Michel Baron se doit d’être différent. L’est-il
vraiment ?
Tout homme qui avance en âge, s’il a passé sa vie à tenter de créer du
nouveau et à chercher à découvrir de l’inconnu, atteindra un point, un moment
où il aura besoin d’un soutien plus jeune dans lequel il se projettera de façon
narcissique et nostalgique, trouvant ainsi une nouvelle énergie dans celle dont
ces jeunes collaborateurs font naturellement preuve puisqu’ils en débordent. C’est
probablement un besoin général pour les hommes quand ils atteignent l’âge où
ils sentent ou ont peur de sentir faiblir leurs capacités, leurs possibilités
de rester créatifs. Certains appellent cela une crise de mi-vie bien qu’aujourd’hui
cela devienne plutôt une crise de trois-quart-vie. D’autre l’appellent l’andropause.
Peu importe ces hommes avancés en âge et qui ont été conquérants toute leur vie
recherchent des jeunes gens, hommes ou femmes, qui puissent ainsi booster leur
vitalité dionysienne et créatrice.
C’est ce qui arrive à Molière à 47 ans où il retrouve ce jeune homme de 17
ans qu’il a déjà rencontré trois ans plus tôt. Cela est normal. Cela est
naturel. Que l’on voie, trouve ou cherche une dimension charnelle est
secondaire car l’important c’est l’impulsion que cette rencontre donne à la vie
de cet homme plus âgé et la propulsion que cette rencontre peut donner au jeune
homme. En fait je pense même que la dimension charnelle risque fort souvent de neutraliser
ou détruire l’impulsion/propulsion créatrice qui se perd alors dans le plaisir
immédiat.
Molière est ainsi montré comme étant possessif et distant à la fois,
exigeant des marques d’attachement sans oser les prendre, rêvant d’une
dépendance au licou court alors que la jeunesse demande à n’avoir pas de licou
du tout mais la confiance de l’homme plus âgé que le jeune homme aime et vers
lequel il se sent attiré et surtout l’investissement complet autant de l’homme plus
âgé que de lui-même dans le surcroit d’énergie
ainsi généré. Tout cela est bien montré et pourtant il y a une autre dimension
importante qui n’est peut-être pas montrée suffisamment et se perd dans des bons
mots pas nécessairement utiles. Le jeune gomme dans cette situation est grand s’il
est capable de maintenir la distance, le vouvoiement ici, de ne pas se laisser
aller à des gestes et marques d’amitiés qui encourageraient la perte de l’homme
plus âgé dans une forêt de pulsions hormonales inutiles et même nuisibles. Michel
Baron fait cela merveilleusement mais avec peut-être un ton, une dimension qui
semble vouloir refuser toute condescendance mais aussi être sûr que Molière lui
ré-ouvrira sa porte et ses bras quand il reviendra, mais que tout cela devra être
selon sa liberté et ses désirs. Il semble se moquer un peu de ce que Molière
est en train d’investir en lui sous ses propres yeux. Le voit-il d’ailleurs ?
Et pourtant Molière ne pourra le faire que si le jeune homme garde une distance
sans rompre le contact et la communication.
C’est dans cette dernière scène que l’auteur aurait pu atteindre le
poignant et l’illumination quasi mystique et jubilatoire. Molière ne saurait se
résigner à ce départ mais devrait l’encourager tout en souffrant de cette distance
dans le temps et l’espace. Michel Baron devrait vouloir partir non pas pour ne
pas être un singe en laisse en haut du pont des arts dansant au son d’une orgue
de barbarie, mais pour justement dynamiser en Molière sa verve et sa veine
créatrices et et tout en sachant qu’il retrouvera Molière quand il reviendra
avec la pièce promise, avec le rôle promis, avec une marche de plus de montée à
l’escalier vers la mort car la gloire n’est vraiment que le triomphe de la mort
car c’est dans la mort que la gloire se démultiplie en se transmettant par le
souvenir.
Michel Baron a trop été construit en garçon jouissif insouciant alors que s’il
est digne de l’amitié de Molière c’est que Molière doit sentir en lui ce dramatique
dilemme : ne pas devenir un simple jouet intime, même en public, raison de
plus un jouet jeté au public pour que ce public joue avec, le désacralise, le
souille, l’utilise comme un simple accessoire à leur orgie, mais être, devenir,
rester l’inspirateur, le moteur, le nerf et même la muse de Molière, et ne
pouvoir l’être qu’en cultivant la distance dans la proximité, l’éloignement
dans le rapprochement. C’est dans l’intimité mentale entre eux que leur amour
peut être créatif sinon ce ne sera qu’une jouissance d’un instant, de deux
instants peut-être, mais la flamme s’en tarira et mourra. La force de cet amour
ne peut être que dans le souvenir permanent et la communion mentale partagée
épisodique.
On a donc ici un sujet en or, en bois de palissandre, fort et droit comme
un tronc d’arbre dans une forêt ancestrale de pins casadéens (demandez à Colbert
qui en a fait le bois de la flotte royale), mais loin d’atteindre le ciel de la
beauté créatrice, on l’effleure pour n’en rester qu’à une sotte jalousie et une
peur littéralement bleue de la mort qui arrive avec la toux persistante de
Molière. Molière ne peut alors atteindre son ami Michel Baron dans l’âme que s’il
lui fait une pièce admirable avec pour lui un rôle superbe mais qu’il pose une
exigence sans faille au niveau de la qualité de son travail d’acteur pour le
faire rayonner à des hauteurs inconnues. Tout jeune qu’il est ce Michel Baron,
et tout vieux qu’il soit ce Molière, au lieu de jouer leurs âges respectifs
inversez donc les rôles et Molière devient le jeune étourdi Scapin (La valeur n’attend
pas le nombre des années) et Michel Baron le père revêche et un peu indigne (Ô
rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie), certainement pas celui du fils
prodige qui se doit bien de revenir un jour. Et bannissez l’ingratitude de tous
dans ces retrouvailles répétées (Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?
Qu’il mourût !). Il y a dans l’amour entre un homme âgé et un jeune homme mieux
à faire qu’un combat de trois gladiateurs nus dans quelque cirque romain à
Auteuil.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 2:16 PM