BRUNO DUMONT – LA VIE DE JÉSUS – 1997
N’essayons pas de comprendre le
titre avant de comprendre le film, mis à part que ce titre place le film dans
une vaste parabole chrétienne. Nous allons ici et là voir des symboliques chrétiennes
justement qui se mêlent ainsi à une réalité pour le moins opaque.
Freddy, puisque Freddy il y a, est
un jeune sans travail et qui a arrêté sa vie scolaire il y a un certain temps. Il
n’a pas de travail et est donc à Pôle Emploi, qui s’appelait autrement en 1997
(ANPE). Il vit avec sa mère sans père réel, sauf une brève allusion à ce père
qui serait là-haut, mais est-ce Dieu le Père ou bien son père réel ? La
réaction de la mère n’est pas plus claire. Sa mère tient un café à Bailleul, un
de ces héritages de l’époque de l’industrialisation du Nord qui comptait alors
plus de cafés que d’écoles ou d’églises. On les appelait des cabarets, souvent,
mais pas toujours. C’était pour la classe ouvrière jusque dans les années
1960-70 des lieux de vie intense, particulièrement le samedi (avec des
saturniques ou saturnales poétiques ou autres en arrière-salles réservées aux
hommes en âge de travailler et donc excluant les enfants et les femmes, presque
toutes les femmes) et le dimanche (souvent avec des marionnettes à tringle ou d’autres
jeux et des sports en après-midi). Mais nous sommes en 1997 et même avec la
télé dans le café il est désert plus souvent qu’autrement. C’est dire la petite
vie que cette mère peut donner à son fils : une mobylette, mais pas deux,
un pinson quelconque pour faire un peu de compétition de sifflet, un tambour
pour être dans la fanfare de Bailleul, et c’est tout. Bien sûr en plus le
conseil de chercher du travail, que le travail ne vient pas tout seul, qu’après
la chômage il n’y a rien, etc. En d’autres termes, ce Freddy n’a rien, ou fort
peu.
Il a une petite amie, Marie,
avec laquelle il a des rapports complets apparemment sans protection comme si c’était
naturel et un du. Ce n’est pas grand-chose. Elle travaille, comme caissière
dans un supermarché, et lui non. Les loisirs sont plus que réduits : s’ébattre
dans le lit de sa chambre, ou bien aller en mob jusque dans les champs et s’ébattre
dans l’herbe entre des vaches et un champ de blé. Pas de loisirs réels autres.
Il a une maladie incurable, l’épilepsie,
et il la vit comme une gêne, donc plutôt mal sans vraiment qu’on en sache plus.
Il a des rendez-vous à l’hôpital pour des scanners et autres tests, mais cela
ne sert pas à grand-chose. Quand on sent arriver la crise c’est trop tard pour
l’arrêter. Il faut alors la laisser suivre son cours. Cela est une menace
importante pour sa vie personnelle, et professionnelle, s’il en avait une. Peut-on
mettre un épileptique sur une machine quelle qu’elle soit ?
Il a aussi quatre copains et
forme avec eux un pentacle, figure qui est diabolique dans la symbolique
chrétienne, et cette bande de cinq, à mobylette généralement ou parfois dans la
voiture du seul qui a un permis et qui les laisse conduire sans vergogne, y
compris Freddy, font les cent coups, enfin des petits, tout petits cent coups. Ils
vont à la mer ou à Dunkerque et parfois ils plongent dans l’océan glacé, car
elle est froide la Mer du Nord. Ils y vont à cinq, en garçons pudiques et qui
ne pensent qu’à ça quand la situation ne s’y prête pas et jamais à ça quand la
situation pourrait s’y prêter. Et ils savent puisque le frère d’un des cinq se
meurt du SIDA à l’hôpital.
Alors pour dompter le monstre
qu’ils ne veulent pas libérer, ils s’imposent à cinq sur une membre des majorettes
de Bailleul après une répétition de la fanfare et des dites majorettes. Cela s’appelle
un viol, même si il n’y a pas eu un rapport complet, du moins peut-être car le
film ne précise pas. La pudeur cache la profondeur du crime.
Un Arabe, Kader, tourne autour
de Marie. Freddy est jaloux. Marie a un rendez-vous avec Kader après l’histoire
du viol. Freddy ne digère pas. Les cinq petites frappes alors prennent la
voiture, Freddy conduisant, coincent Kader en mobylette sur une route déserte.
Freddy s’acharne sur lui quand il est à terre. Inconscient il est attaché sur le
capot arrière de la voiture et Freddy part avec ses acolytes pour le déposer
qui sait où. Il mourra dans la nuit.
Les flics arrêtent le Freddy,
le soumette à un interrogatoire léger et le laisse fuir. Absurde.
Quand on regarde tout cela et
plus encore, on peut se demander pourquoi le titre provocateur ?
Et hélas ce n’est guère qu’une
provocation. C’est l’Arabe qui est tué à coups de pied par les bons Français
locaux, qu’on dira de souche, et qui de la souche ont la qualité première d’une
souche, d’être un arbre mort, abattu. Ils sont désœuvrés, sans vrais loisirs,
sans éducation plus loin qu’un CAP ou peut-être moins, sans milieu familial digne
de ce nom et d’être mentionné. Ce sont des pauvres à tous les sens possible du
terme et ils tuent par jalousie, par racisme, par rejet de l’autre qui n’est
pas comme eux. Et il est vrai que cela sonne comme Jésus, ce Juif cultivé qui a
été tué par les Romains légionnaires pour la plupart illettrés et esclaves – oh,
pardon engagés – avec le soutien du peuple juif de Jérusalem et à l’instigation
des prêtres et grand prêtre du Temple de Jérusalem, le Temple de Salomon. Jésus
était le vilain canard en son temps tout comme Kader est le vilain canard en notre
temps-ci.
Le film devient alors une
parabole qui dénonce le racisme ordinaire qui n’est que le rejet de la différence
et un passe-temps de jeunes qui s’ennuient. Hélas on a largement dépassé ce
stade et aujourd’hui le racisme est une attitude de rejet réfléchi et motivé, même
si avec des motivations absurdes. Pour les racistes c’est logique et rationnel.
Le racisme est la solution finale d’une frustration aliénante de la vie
ordinaire. Et cela peut devenir un jeu de cirque, enfin un jeu de la rue qui
fait oublier qu’on n’a guère que du pain sec et de l’eau à la maison.
Ce film est-il visionnaire ou
seulement empathique ? A vous de trancher. Pour moi il est triste et
morose, glauque et opaque comme une âme en peine de survie.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 2:32 PM