BRUNO DUMONT – L’HUMANITÉ - 19990
Ah ! Que oui! Les canards
se pendent dans ce plat pays-là. Ils se pendent d’abord et s’égorgent ensuite. Si le Nord c’est ça, je me fais spectre tout
de suite. Quant à savoir pourquoi Bruno Dumont appelle son lieutenant de police
Pharaon de Winter, peut-être en hommage à Pharaon-Abdon-Léon
de Winter, allez savoir. Et en plus il le fait vivre dans la rue Pharaon de
Winter de Bailleul. Une vraie fixation, avec en plus ses trois prénoms en
« -on », et je ne vous dis pas le nombre de groupes de trois
personnages, en commençant par le ménage à trois de Pharaon, Joseph et Domino. Les
groupes de trois personnes sont aussi nombreux que les étoiles dans le ciel. La
sainte trinité n’est pas loin puisque tout se passe à l’ombre de l’église
principale de Bailleul. Il ne manque plus que Jésus et nous pourrions avoir la
fuite en Egypte.
Dès la page titre on sait que
rien n’avance, rien ne bouge, rien n’arrive dans ce plat pays sauf l’Eurostar
que l’on appelle le TGV. Rien ne change non plus, pas même les saisons
vraiment, ni le temps. Toujours trop chaud et toujours morose et gris. Les
routes sont vides, les rues tout autant et sans voitures. Il n’y a pratiquement
pas de passants. En bref, rien, rien et encore rien, trois rien en quelque
sorte. Mon dieu que tout cela est triste, sinistre, sans couleurs, sans beauté,
sans quoi que ce soit. Et pourtant il doit bien y avoir un peu de vie quelque
part.
C’est qu’en plus on commence
par une nature morte dans un champ, le cadavre violé et nu d’une fillette dont
on ne verra jamais que les jambes et le ventre dument ensanglantés, bien que
pas trop. Nature morte d’un crime odieux dans un pays où rien n’arrive.
Impensable, innommable, incroyable. Et pourtant c’est bien vrai. Vous voyez
bien qu’il y a de la vie – enfin de la mort – dans ce plat pays aux mille
canards pendus.
Et puis on plonge dans la vie
interlope de ce lieutenant de police Pharaon de Winter. Sa vie en solitaire
avec sa mère, une épineuse ennuyeuse qui n’a rien à dire que des critiques. Elle
révèlera tard dans le film que Pharaon est marié et a un enfant, mais quant à
savoir pourquoi il vit seul avec maman, cette maman cactus justement ne dira
rien, notons qu’il n’y a aucun père, aucun homme dans le voisinage de cette
maman. Sa voisine trois portes plus loin est Domino, vous savez domino-mino-domino-minette
qui reçoit son amant, un ami de Pharaon, Joseph, chez elle, qui semble être
aussi la maison de sa maman qu’on ne verra jamais et qu’on entendra une fois
(si ce n’est sa mère eh bien ce sera son père), et chaque fois, c’est-à-dire
souvent, elle finit nue et engagée dans quelques ébats charnels, rien de plus,
car ce n’est pas beaucoup plus que du désir et de la fureur sans trop de bruit,
de la luxure sensuelle sans vraiment d’âme, à cause des voisins bien sûr, et
des ragots, dans ces maisonnettes de corons ou presque.
Et la tristesse se déroule jour
après jour, minute après minute, séquence après séquence à la poursuite d’un
loisir qui soit actif, et il n’y en a aucun, que ce soit la mer du Nord, la brasserie,
le restaurant ou quoi que ce soit d’autre. Et personne ne rit dans ce film,
sinon une bande d’étudiants qui font la beuverie dans un restaurant et qui se
font remettre à leur place par Joseph si lourdement qu’une crêpe n’en serait
pas plus écrasée.
Avec les bouts d’enquête et
donc la souvenir rappelé que l’on cherche un meurtrier, vue l’atmosphère
glauque que crée le réalisateur on sait que le criminel va devoir être le seul
qui rendra absolument mortifère ce plat pays où pire que les canards, les
fourmis elles-mêmes se pendent aux branches basses de quelque nuage bas. C’est
qu’en définitive Pharaon, malgré ce qu’en dit sa mère, n’est pas tant attiré
par les femmes. Il y a chez lui, répétitivement des regards bas, des envies
sourdes mais reconnues, des désirs sombres et cachés pour des hommes, et en premier
lieu Joseph qu’il finira par embrasser à la française sur la bouche, mais aussi
un ancien moniteur de je ne sais quel sport, et que Pharaon reconnaît sept ans
plus tard sur une plage quelconque, Berck ou Gravelines, qu’importe, surtout
par un regard plongeant et prolongé sur l’anatomie basse abdominale du
surveillant de baignade que ce moniteur est pendant l’été.
Et c’est en se centrant sur
Pharaon que l’on a cette vision morte, vidée de sens, excavée de tout désir
réel et assouvi, évidée de toute dimension culturelle ou même distractive et que
l’on comprend le sens de ce film sans musique, sauf pour le générique de fin,
sans presque de dialogue, si ce n’est des bribes de morceaux de paroles qui ne
se répondent pas ni ne s’entrecoupent. Pharaon, malgré son nom, ou du fait de
son nom, vit dans un monde qui ressemble à la chambre mortuaire de quelque
pyramide égyptienne. Silence et
solitude, isolement et abandon.
Et le coupable du meurtre
touchera au cœur notre Pharaon, au cœur comme rien ne saurait le faire. Et pour
pallier ce vide total Pharaon joue l’empathie avec le monde et s’émeut en
silence et sans le moindre geste ni la moindre émotion sur l’horreur du monde
et il embrasse ou plutôt prend dans ses bars et enlace la première personne
venue, souvent la seule d’ailleurs. Il tombe dans les bras d’un infirmier ou
aide-soignant psychiatrique au vu de quatre malades mentaux à Armentières dans
un hôpital tellement prison que pour aller de la porte d’entrée du pavillon,
fermée à clé, ai premier étage il faut ouvrir au moins cinq portes fermées à
clé et les refermer derrière soi, avec quelques volatiles mentaux ici et là
–auxquels on a dûment taillé les ailes – devant un poste de télé qui explique
comment les paysans font pour prendre des vacances.
Et il embrasse de ses bras et
de ses mains un malfrat vendeur de shit. Et il embrasse Domino quand elle
s’effondre à la fin mais sans le moindre désir, tout comme quand elle s’était
offerte à lui au trois quart nue et qu’il était passé à côté sans la moindre
tentative de toucher ou même de vraiment regarder. Plus gay que lui tu meurs.
Alors dans ce nord, on cultive
son petit jardinet et on ramasse ses petits dahlias multicolores qu’on
c&aresse et malaxe comme de la pâte à modeler. On boit son café au lait –
et à la chicorée, tradition oblige – dans un grand bol le matin pour le petit
déjeuner. On dort nu mais on met son pantalon de pyjama pour déjeuner dans la
cuisine. On fait grève quarante-huit heures pour se dire quelque part qu’on
n’est pas barjot, bien que vraiment on le soit encore plus qu’on ne pourrait
l’imaginer. C’est un film si vide qu’il en est admirable et le personnage
principal, Pharaon de Winter, est un prodige d’émotion non exprimée, de non mouvement
et de non expressivité, de froide empathie qui vous ferait pleurer si ce
n’était pas éblouissant de vérité, la vérité d’un monde où tout est faux car
rien n’est vraiment quoi que ce soit.
Même Candide y perdrait son
latin, s’il en avait, et il en avait au temps de Voltaire, lui qui cultive son
jardin mais justement comme pour effacer l’existence du monde. Ici c’est juste l’inverse.
Le monde est si tellement peu existant que cultiver son jardin devient un
miracle de vie, la vie d’une nature encadrée qui pousse de saison en saison
sans jamais s’arrêter. Quand on vous le dit que la vie est mortelle mais que la
mort est sempiternellement un recommencement de la même chose qui vous ennuie.
C’est probablement un bon film
qui restera comme la marque d’un vingtième siècle dans le Nord qui n’arrive pas
à mourir pour laisser la place au siècle suivant, au point que si l’on n’était
pas en 2016 on douterait qu’il pût y avoir un siècle suivant.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 2:42 PM