Friday, December 05, 2014

 

Version norroise avec effacement de l'héritage celte

LA SAGA DE TRISTAN ET YSEUT – FRÈRE ROBERT – 1226 – in TRISTAN ET ISEUT, LES POÈMES FRANÇAIS, LA SAGA NORROISE - DANIEL LACROIX & PHILIPPE WALTER – LIVRE DE POCHE - 1989

Il s’agit de la traduction du « Roman de Tristan » de Thomas (1173-76) en norvégien ancien, ou Vieux Norrois, mais dans la retranscription islandaise. La traduction originale fut commandée par le roi Hákon qui voulait moderniser son royaume norvégien. Ce texte est établi à partir de copies islandaises de cette traduction. On regrettera que l’original ne soit pas donné dans ce volume comme pour tous les autres textes qui ont à la fois l’original en vieux français normand et la traduction en français moderne. Nous ne pouvons par conséquent guère parler du style de ce texte en vieux norrois puisque nous ne pouvons en rien être sûr que la traduction colle à la syntaxe et au lexique, voire au sémantisme, de la langue originale.

Cependant, et en suivant les traducteurs et préfaciers, nous allons faire quelques remarques sur le style et même le genre de cette saga.


LE STYLE
La première remarque et que la comparaison de ce texte avec les portions qui ont survécu de l’original de Thomas montre clairement qu’il y a eu une volonté de supprimer les longs – parfois très et trop longs – monologues intérieurs et autres atermoiements mentaux de Tristan ainsi que les longs dialogues. Cela donne au texte une dynamique évidente car il est recentré sur l’action, le récit de l’action. Ici donc on touche à la fois au style plus dense et plus vif et au genre qui quitte le domaine du « roman » pour passer véritablement à la saga. Notons que ce genre n’est pas purement norrois car « Beowulf » en anglo-saxon est justement de ce type. On est au plus près de la chanson de geste française. Mais notons que cette version n’est pas le résultat de plusieurs siècles de mûrissement et d’évolution dans sa circulation et progressive gestation entre les mains des ménestrels qui avec harpe et vièle, principalement, parcouraient le pays de château en château.

Le trait le plus frappant de ce texte est ce que j’appellerai l’amplification oratoire systématique : l’empilement d’éléments syntaxiques de même nature rattachés à un élément unique, ce que Daniel Lacroix appelle de l’amplification bien que les termes techniques qu’il rajoute en liste n’expliquent rien. Cette amplification est le plus frappant avec les adjectifs, mais ce n’est pas le seul élément syntaxique utilisé dans cet objectif de décrire de façon impressionniste, et d’éviter les structures syntaxiques enchâssées et hiérarchisées. Donnons quelques exemples :


« . . . une sœur qui était si belle et charmante, séduisante et honorable, courtoise et aimable, riche et noble. »

On a ici quatre paires d’adjectifs, chaque paire étant composée de deux adjectifs proches en sens, tous portés par l’amplificateur « si ».

« . . . jamais n’avait été engendrée son égale en intelligence et sagesse, courtoisie et distinction, générosité et noblesse, si bien que les puissants et les humbles, les jeunes et les vieux, les misérables et les pauvres aimaient de tout leur cœur cette aimable jeune fille. »


On remarque ici deux ensembles de trois couples de noms en position de cas obliques dans le premier ensemble portés par « son égale en » et de sujets du verbe « aimaient » dans le second ensemble. Le premier ensemble contient des paires de noms proches en sens, alors que le deuxième ensemble comporte deux paires de noms antonymes et une paire de noms synonymes.

« Or, quand elle vit son bien aimé blessé, elle perdit connaissance et tomba évanouie dans le lit près de lui, et de nouveau furent ranimés sa peine, son affliction et son chagrin, ses pleurs et sa tristesse. »

Ici on a d’abord une paire de verbes avec leur complétude sémantiquement dépendante construisant ainsi deux prédicats synonymes, puis un ensemble de trois puis deux sujets nominaux, soit cinq en tout, tous proches de sens.


Pour conclure cette remarque donnons ce dernier exemple :

«  Mais Tristan se trouvait [dans la peine et les tourments] et il priait Dieu d’avoir pitié de lui, LUI DEMANDANT QU’ [il le protège et le préserve] [des dangers et des ennuis], QUE ni arme ni vent, ni la traîtrise ni l’infamie, ni la déloyauté ni la fausseté païennes ne lui ravissent la vie, ET QU’il ne soit pas livré à leur pouvoir. [Il soupira profondément et s’abîma avec affliction] [dans la terreur et dans la tristesse]. »

Chaque coordination en « et » ou négation en « ni » introduit de tels éléments binaires ou ternaires, voire un élément binaire rattaché à un autre élément binaire (il le protège et le préserve – des dangers et des ennuis ; il soupira profondément et s’abîma avec affliction – dans la terreur et dans la tristesse), ou encore trois éléments binaires négatifs en « ni … ni », l’un après l’autre et tous rattachés en sujets au même verbe « ne … ravissent ». Notons en plus une structure du même genre mais hiérarchiquement supérieure : « lui demandant qu’ …, que … et qu’ … »


La dernière remarque que je veux faire est que le texte évite les structures relatives et conjonctives hiérarchisantes et, comme le signale Daniel Lacroix, emploient des participes présents pour apposer des propositions à d’autres par simple accolement comme celui dans l’exemple précédent : « lui demandant qu’ … ». C’est peut-être une influence latine, mais en rester là c’est ne pas voir que l’on remonte dans cette langue à un état ancien des langues indo-européennes ou indo-aryennes qui ont une grande variété de propositions participiales nominalisées par simple déclinaison pour être apposées ou rattachées à une proposition qu’on dira principale mais qui ne l’est pas vraiment. Notons en plus que comme le signalent E.V. Gordon et A.R. Taylor dans « An introduction to Old Norse » (Oxford at the Clarendon Press, Oxford [1927] 1971) : « Le participe présent, en plus de ses emplois courants, peut avoir une fonction gérondive. Le participe est alors adjectival. » (Ma traduction) Cela correspond à l’anglais moderne qui utilise son participe présent avec trois syntaxes différentes pour intégrer dans une phrase des phrases qui sont alors des extensions adjectivales ou nominales des éléments auxquels ils se rattachent : participe présent apposé, gérondif et nom verbal.

Ce dernier tour donne à nouveau une syntaxe simple, fluide et impressionniste plus que hiérarchiquement descriptive ou narrative. Je répète ici que j’assume que la traduction a conservé ces caractéristiques du texte original, puisque nous n’avons pas accès à ce texte original.


LE RÉCIT : PREMIÈRE PARTIE
La saga se place dans une période plus tardive que le « Roman de Tristan » de Thomas. L’Angleterre et la Cornouaille sont unifiées. Le Roi Marc est le roi d’Angleterre et le Roi Arthur n’est plus qu’une anecdote du passé et il n’intervient pas dans cette saga. On perd alors les racines celtes de l’Irlande, la Cornouaille, le Pays de Galles et la Bretagne. Le passage de la civilisation celte préchrétienne ou tout juste christianisée à la civilisation féodale et marchande chrétienne est en grande partie confus et effacé.

Le père de Tristan Kanelangres séduit la sœur Blensinbil du Roi Marc et il la met enceinte après une grave blessure, sur son lit de malade. Il partira avec elle, pratiquement en l’enlevant et ne se mariera chrétiennement avec elle que bien plus tard en Bretagne avant la naissance de leur enfant. Il mourra au combat avant la naissance de Tristan et sa mère mourra en couches. Le parallèle entre le père et le fils concernant leurs amours respectives en marge des règles normalement admises est frappant. Tristan sera baptisé et adopté par le « maréchal » de la famille (intendant et sénéchal) qui a par ailleurs sept fils. Le traducteur fait une erreur page 510 en ajoutant « autres » lorsqu’il compare Tristan et les « fils » du sénéchal Roald. A ce moment-là dans le récit le narrateur clairement distingue le fils adoptif Tristan des vrais fils de Roald : « Lorsque son père adoptif discerna . . . si bien que ses fils s’en irritèrent . . . leur père . . . le chérissait plus que ses fils. » Le rajout de « autre » est inutile car Tristan n’est pas l’un des fils de Roald. Il n’est que le fils adoptif, à ce moment-là clairement pour le narrateur.


Tristan reçoit une éducation chevaleresque complète. Il étudie les sept arts (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique, astronomie), les/des langues étrangères, sept instruments à cordes non spécifiés (dans le récit on apprendra qu’il joue de la harpe et de la vièle qu’on imagine à roue, la célèbre hurdy gurdy), mais on apprendra plus tard qu’il est aussi un maître veneur capable de découper un cerf, de préparer la curée pour les chiens en deux temps, et l’offrande au poteau que l’on présente au suzerain ou baron local, ici le Roi Marc. On sait bien sûr que la chasse et le combat n’ont pas de secret pour lui. Pas plus d’ailleurs que le commerce qu’il pratique sous divers déguisements en Irlande comme en Angleterre.

Ses aventures sont multiples. Enlevé par des marchands norvégiens, relâché en Cornouaille, il suit des pèlerins, croise une chasse, découpe un cerf, est introduit à la cour du Roi Marc et brille par son talent de harpeur. Son père adoptif est de passage et le reconnaît. Il repart en Bretagne, tue le duc Morgan qui avait tué son père et s’était emparé de son domaine, récupère ce domaine et le confie à Roald. Il repart en Angleterre et résout le problème du tribut payé à l’Irlande (par l’Angleterre, ce qui est absurde) l’année où l’Angleterre doit livrer soixante garçons (notons qu’il n’y a plus de filles dans le tribut). Il a déjà été reconnu comme le neveu du roi et il est chevalier et a déjà une pratique du combat. Il se porte volontaire pour combattre. Il tue le Morholt mais se meurt d’empoisonnement. Il part en Irlande où sous la fausse identité de Tantris il se fait soigner par la reine Iseut et sa fille Yseut à laquelle il apprend à jouer de la harpe. Il est guérit en quarante jours.


Rentré en Angleterre, les barons du roi complotent et le roi décide de se marier avec la belle jeune fille que Tristan a décrite, Yseut. Tristan part avec vingt chevaliers pour obtenir Yseut. Ils sont déguisés en marchands. Notons ici que le déguisement est plus que fréquent. L’habit fait le marchand, le pèlerin, le lépreux, le mendiant, et bien sûr le chevalier : sans les habits correspondant aux rôles, vous n’êtes rien. Notons que cela marche tout le temps. Arrivé en Irlande et non reconnu il va tuer le dragon qui terrorise le pays. Il est empoisonné à nouveau par la langue du dragon. Il est guéri par la reine Iseut et sa fille. Le sénéchal « d’origine irlandaise, mal intentionné et roué, cauteleux, menteur et trompeur » prétend avoir tué le dragon dont il a rapporté la tête et exige le mariage avec Yseut comme promis par le roi. Tristan accepte de combattre si nécessaire le dit sénéchal et le roi dit à la Reine : « Madame, . . .  S’il échoue ou n’a pas le courage de tenir son engagement, je vous ferai décapiter, car il doit absolument défendre cette cause. »

Sur ces entrefaites Yseut découvre l’épée de Tristan, et l’ébréchure qu’elle porte. Elle sait alors qu’il a tué le Morholt. Elle veut le tuer mais Tristan la dissuade quand sa mère arrive qui veut elle aussi le tuer. Mais elle recule du fait du combat dont sa tête est le garant. Elle demande au roi de pardonner Tristan pour le meurtre du Morholt, et ainsi sauve sa tête. Tristan ridiculise le sénéchal en produisant la langue de la tête du dragon. Il obtient alors Yseut pour son oncle, le Roi d’Angleterre. Et il part.


LE RÉCIT : DEUXIÈME PARTIE
Sur le bateau, un de ses pages servira le vin herbé, le philtre à Tristan et Yseut et c’est le drame. Ils se laissent emporter dans la sexualité. Arrivés en Angleterre ils sont accueillis par le Roi Marc qui épouse Yseut. Brangien remplace sa maîtresse pour la nuit de noce et le roi n’y voit rien sinon du feu. Yseut tente de faire tuer Brangien qui sauve sa peau en racontant une métaphore de la virginité perdue et remplacée sous la forme d’une chemine de nuit plus très blanche pour Yseut et son emprunt de celle de Brangien, et elle est ensuite ramenée au château.

Enlevée (ou plutôt perdue par le roi Marc du fait d’une promesse plus que légère) par un harpeur irlandais, elle est sauvée de justesse par Tristan. L’ami de Tristan le sénéchal Mariadoc avec qui il partage un lit découvre une nuit son absence et le fait qu’il est avec la reine. Le roi a des soupçons, il met à l’épreuve Yseut qui se plante deux fois. Avec l’aide d’un nain il tend un piège aux amants. Caché dans un arbre au verger il est repéré et les amants ne font rien, mais le soir le nain a répandu de la farine entre les lits, Brangien a prévenu Tristan qui saute mais cela réouvre une blessure récente et il saigne dans le lit de la reine et le sien. Tristan doit partir et un vieil évêque suggère un jugement de dieu, une ordalie, l’épreuve du fer rouge, pour la reine Yseut. Yseut fait venir Tristan déguisé en mendiant. Elle lui demande de la transporter pour traverser la rivière et lui dit de tomber sur elle sur l’autre rive d’où son serment sur les reliques qui n’est pas un mensonge pour dieu puisque Tristan vient juste de tomber entre ses cuisses, mais est un mensonge éhonté pour l’assemblée qui ne sait pas que ce mendiant est Tristan.


Tristan par t en Pologne où il tue le géant Urgan puis retourne à la cour du Roi Marc. Yseut et Tristan sont bannis ensemble sans plus d’explication (fini le bûcher et les lépreux et la fuite). Ils vivent dans une grotte décorée par des païens il y a longtemps. Un forestier Kanúest les découvre endormis et amène le roi. Ils sont habillés, séparés et l’épée de Tristan entre eux. Le roi pose son gant sur la joue d’Yseut pour la protéger d’un rayon de soleil. Le Roi pardonne mais ils sont à nouveau découverts dans le verger. Tristan est banni.

Au service du Duc de Bretagne, il se lie d’amitié avec le fils aîné, Kaherdin, épouse la sœur Iseut mais n’a aucune relation sexuelle avec elle. Il négocie par la force l’accès au territoire du géant Moldagog limitrophe du duché de Bretagne où il transforme une grotte ancienne décoré par des païens en un mausolée avec des statues du géant, d’Yseut et de Brangien. Lors d’un incident de chasse Iseut révèle à son frère qu’elle n’a jamais eu de rapports sexuels avec Tristan qui avoue le fait plus tard et explique son amour pour Yseut en emmenant Kaherdin dans son grotte aux statues. Kaherdin tombe amoureux de Brangien. Ils vont alors en Angleterre, Tristan pour retrouver Yseut et Kaherdin pour conquérir Brangien. Tout marche bien jusqu’à la troisième nuit où le sénéchal Mariadoc découvre leurs chevaux et met en fuite les écuyers criant par tous les vents que c’était Tristan et Kaherdin. Tristan et Kaherdin sont rejetés. Tristan déguisé en mendiant essaie d’approcher Yseut, mais Brangien veille. Tristan s’abandonne dans une ruine pour mourir de froid mais il est sauvé par un gardien. Tristan et Kaherdin se vengent de Mariadoc et quelques autres et fuient l’Angleterre.


De retour chez eux ils sont accostés par Tristan le Nain et enrôlés pour combattre un « homme malfaisant et arrogant » qui a pris la femme de Tristan Le Nain et qui a sept frères. Le texte est un peu incohérent car de ces huit personnages ils en tueront sept mais le texte déclare qu’ils sont tous morts. Dans l’original de Thomas on a la même confusion sauf que l’homme en question n’a que si frères, que Tristan et Kaherdin en tuent deux puis quatre et que les sept personnages sont déclarés morts. Le Nain est mort, Tristan est empoisonné à nouveau et se meurt. Kaherdin va chercheur Yseut en Angleterre mais Iseut est jalouse et lorsque le bateau ramenant Yseut est en vue elle déclare que la voile est noire signifiant qu’Yseut n’est pas sur le bateau. Tristan meurt. Yseut enfin débarquée meurt sur le corps de Tristan. Iseut les fait enterrer de part et d’autre d’une église pour qu’ils ne puissent pas être côte à côte, mais un chêne pousse sur chaque tombe et leurs branches se rejoignent par dessus le toit de l’église.

CONCLUSIONS
Que dire de cette version ?


La culture païenne ancienne existe mais n’est en rien identifiée comme Celte. Les géants sont plus que présents et cela correspond à la présence forte des géants dans la mythologie scandinave. On a le passage d’une société ancienne non  vraiment décrite mais fortement pratiquée par des combats incessants qui nient la Paix de Dieu, mouvement fondateur du féodalisme dès le dixième siècle. On passe assez abruptement au système féodal christianisé (la prière finale de Yseut sur le corps de Tristan proclame par exemple : « Accorde-moi, je t’en prie, mon créateur, le pardon de mes pêchés, Dieu unique, Père, Fils et Saint-Esprit. Amen. ») mais aussi un système féodal ou des unifications de royaumes et territoires sont déjà avancées comme l’Angleterre, la Cornouaille et la non mention du Pays de Galles, et enfin comme un temps où la Paix de Dieu s’installe qui permet les transactions commerciales et l’ouverture d’un système de foires et marchés où les seigneurs et rois protègent les marchands tant dans leurs déplacements que dans leur présence sur les foires.

Le temps ancien guerroyant et vindicatif est en voie de disparition et l’héritage celte est totalement abandonné. La traduction en norrois fait perdre une dimension essentielle de ce mythe d’origine celte et lui fait franchir une étape historique importante qui n’est en rien issu de la version  originale. Pour que ce passage soit complet, il est nécessaire d’avoir un sacrifice chrétien et c’est la mort de Tristan malgré sa bonne action pour Tristan Le Nain, puis celle d’Yseut malgré son repentir et son dernier voyage qui scellent le passage historique. On a quitté le monde sauvage pour entrer dans le monde mercantile et chrétien du féodalisme en expansion du 13ème siècle.


Dr Jacques COULARDEAU



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