RICHARD WAGNER – TRISTAN UND
ISOLDE – ACTES SUD – OPERA DE MARSEILLE - 1992
La première remarque sur Ce livre est bien sûr qu’il est bon d’avoir le
livret original en allemand, bien qu’aujourd’hui les DVD offrent les
sous-titres et les CD de qualité donnent le livret en plusieurs langues.
Le défaut principal est que ce qu’ils appellent une traduction de ce livret
en français n’est pas une traduction mais est l’adaptation de 1860 que Wagner avait
autorisée probablement pour une production en France en français. On ne
comprend pas pourquoi un éditeur moderne avec un opéra à dimension nationale
moderne, du 20ème siècle, il y a à peine vingt ans ose faire cette
erreur – car s’en est une – et même ce crime, car traduire n’est pas jouer avec
les mots ni interpréter comme bon vous semble. Si Wagner avait été capable de
faire sa traduction il aurait fait comme Oscar Wilde et aurait écrit son opéra
en français et l’aurait traduit lui-même en allemand.
Le pire est que dès la page 13, nos amateurs éditeurs reconnaissent sur un
exemple que le livret en français qu’ils produisent n’est pas une
traduction :
« Le terme ‘souffre’ ne correspond pas à la traduction littérale, mais
les deux verbes juxtaposés ‘souffle’ et ‘souffre’ que Wagner a permis
d’employer dans la traduction française de 1860, utilisée ici, rendent bien les
deux expressions absolument homonymes en allemand. »
L’honnêteté aurait voulu alors qu’ils dotent cette adaptation wagnérienne,
ou au moins autorisée par Wagner lui-même, d’un corpus sérieux de notes pour
aider le lecteur à s’y retrouver. Je vais dans un instant donner quelques
exemples beaucoup plus percutant que celui auquel Simonne Serret fait
allusion dans son introduction.
Simone Serret dit encore :
« Dès la première phrase de l’ouvrage, nous sentons ce dualisme, ce
tiraillement entre deux contraires : ‘le regard erre vers
l’occident ; le navire glisse vers l’orient.’ »
Elle se perd ensuite dans une métaphore dantesque avec la barque de Charon.
En fait cette vision dualiste est erronée. Comme il est évident dans l’image
qu’elle utilise du texte il n’y a pas dualisme mais ternarisme. C’est un
dualisme des extrêmes qui cache un ternarisme du transfert ou plutôt même d’un
point indéfini sur la trajectoire de ce transfert de l’un à l’autre. Cette
figure d’un ternarisme contenu dans un binarisme est fondamentale et constante
dans l’opéra. Ceci d’ailleurs crée très clairement un mouvement amplifié par la
musique comme celui d’un pendule qui oscille de droite et de gauche sans cesse,
sans s’arrêter au-dessus de votre visage menaçant de le défigurer à chaque
instant, comme dans l’histoire fantastique d’Edgar Poe.
Mais ce mouvement de pendule a un point fixe de « pendulation »
et cela est trahir Wagner. Ce mouvement de pendulation va de paire avec un
mouvement d’oscillation comme celui d’un métronome mais comme le premier sans
point d’attache fixe pour cette oscillation ; on a ainsi deux personnages
dans un bateau qui pendulent et oscillent au gré des flots au-dessus d’un gouffre
sans aucun point d’attache réel, de référence sûre, une fois que le « poison »
qui devait tuer les deux personnages selon le désir d’Isolde se révèle les
avoir unis à jamais dans un désir lubrique et purement hormonal qu’ils
appellent l’amour et qui est la vraie damnation, et de Tristan et d’Isolde, en
écho à celle de Faust.
Dans l’acte deux, scène deux, Tristan donne l’expression « des Todes
Nacht » et les deux, Tristan et isolde, dans le duo qui suit immédiatement
donnent « Nacht der Liebe », ce qui construit l’expression unique
« des Todes Nacht der Liebe ».Les deux expression de départ
signifient « nuit de la mort » et « nuit de l’amour » mais
Wagner joue sur les deux génitifs allemands pour produire ainsi la même image
d’un élément (la nuit) pris entre deux extrêmes, l’amour et la mort, qui sont tous
les deux des créatures de cette nuit, comme si nous disions « de la mort
la nuit de l’amour » qui n’a pas de sens syntaxique en français. Ce qui
amène Tristan et Isolde à créer deux syllogismes effarants : l’amour est
la vie – la nuit est la mort – l’amour dans la mort – la vie dans la mort. Ce premier
syllogisme amènent nos amants sur-hormonés à vouloir donner vie à leur amour
dans la nuit et donc par la mort. Le second syllogisme est celui qu’Isolde
tente de fuir : le mariage est une survie – le mariage est une souffrance –
le mariage dans l’aliénation – la vie dans l’aliénation. On comprend alors
qu’il vaut mieux mourir que vivre et quand la mort dans la nuit vous promet
l’amour éternel, il n’y a plus de raison de résister.
Une profondeur encore plus grande est développée par Tristan qui n’a connu
ni père ni mère et a été élevé uniquement par des hommes, y compris son oncle
qui se veut son père adoptif. Tristan veut trouver la mère, l’amour de la mère
et il est pris dans l’illusion régressive qu’il doit remonter dans la nuit
d’avant sa naissance, sa naissance quand il a vu le jour pour la première fois,
pour retrouver la vie avant la vie, le contact avec la mère dans la nuit de la
mère, dans la mère ennuitée, dans le sein de la mère.
Tout cela est manqué par une réduction de la richesse ternaire de Wagner à
un prétendu binarisme qui ne mène à rien. Le binarisme n’a pas de solution. Le
bateau entre l’ouest et l’est amène Isolde à la solution de mourir avant de
débarquer et elle entraine Tristan dans sa folie ce qui fait qu’ils débarquent,
pour sûr, mais avec le seul désir de se réembarquer sur un bateau qui les
mènerait au-delà de la vie de mariage, d’aliénation, de soumission au pouvoir
de l’oncle vieillissant qui épouse une fillette de quatorze ans.
Simone Serret se trompe quand elle voit la fin comme « un suprême
équilibre ». Il n’y a pas d’équilibre mais une totale annihilation, ce qui
supprime le balancement, l’oscillation, la pendulation. C’est la balançoire
lancée dans sa pendulation à pleine vitesse à laquelle on coupe brusquement les
cordes. C’est un if gigantesque qui doucement oscille dans le vent à qui on
coupe brusquement le tronc. Si la chute écrasante de la balançoire ou de l’If
sont des équilibres alors Simone Serret a raison. Mais je n’aimerais pas être
dans la balançoire quand elle s’écrasera au sol. Et c’est pourtant ce que
Tristan et Isolde propose : coupez la vie pour que l’amour triomphe dans
la nuit de la mort.
Sublime.
Et alors Thomas Mann de l’introduction prend sens :
« Par son culte de la nuit, l’anathème jeté sur le jour, Tristan montre des liens profonds avec
la pensée et la sensibilité de tous les romantiques, et ainsi n’a pas besoin du
parrainage de Schopenhauer. La nuit est l’asile et le royaume de tout
romantisme, elle en est la découverte. »
Et il est erroné cependant de tirer de cela l’idée de l’absence de dieu
parce que Thomas Mann connaît mal – ce qui est surprenant – le culte capital de
la nuit dans le Christianisme par exemple : la nuit sur le mont des
Oliviers, la nuit de la veille du shabbat dans laquelle on enseveli Jésus dans
une tombe et on roule une rocher devant l’entrée, la nuit du shabbat au
dimanche à la fin de laquelle Jésus ressuscite. Voilà trois nuits remarquables.
Mais il y en a bien d’autres. La nuit est le creuset de toutes les
religions et c’est un creuset essentiel pour le christianisme. Le culte de la
nuit comme la porte vers la vie éternelle est une image profonde tirée d’un
cabinet d’images judaïques par exemple, la mort étant le passage de la nuit de
cette mort à la lumière de l’au-delà par le porche lumineux qui ne jette pas
d’ombres.
Et c’est bien l’éclipse de la mort de Jésus, le voile qui se déchire dans
le temple, le tremblement de terre qui secoue la Jérusalem, tout cela dans
cette obscurité mortelle et morbide en pleine journée, c’est la nuit où la
résurrection s’inscrit dans la vie des hommes , sans parler de la nuit de
Bethléem où la naissance de celui qui va porter la résurrection dans la vie des
hommes se situe au cœur de l’hiver, le jour de la nuit la plus longue qui
annonce la résurrection du jour ou la nuit de l’hiver bascule dans le
printemps, où la nuit sans feuilles de l’automne et de l’hiver bascule dans le
jour où les feuilles renaissent avec le printemps et l’été, pour ainsi rappeler
une autre version de Tristan et Isolde considérée comme plus païenne que celle
que nous avons ici.
C’est peu comprendre la dimension mystique de la nuit et du jour que de
croire que le culte de la nuit c’est l’absence de dieu, de la divinité. Loin de
nous cette coupe qu’il nous faut cependant boire au cœur de la nuit. C’est dans
la nuit de la mort qu’est le salut de l’âme du Chrétien. Tristan et Isolde
s’unissant dans la nuit, s’unissent par là-même dans la divinité qu’ils
appellent l’amour et qui est justement l’amour désincarné, l’amour sans le
viagra de la potion magique d’Astérix. On quitte la mystique celtique pour
entrer dans la mystique chrétienne. On quitte le pouvoir du roi celte de Cornouaille pour entrer sous le pouvoir
du seigneur divin de nos âmes.
Dommage que ce livre n’aille pas plus loin que la surface confuse et
brumeuse des choses, mais comment l’aurait-il pu en s’arrêtant à la version
française de 1860. La dimension cosmique est exprimée par le mot « die Welt »
et ses composés (employés 21 fois dans le texte). « Die Welt » est le
monde, l’univers, et ce mot cosmique disparaît pratiquement de façon totale
dans la version française. Ces composés sont des mots essentiels pour
comprendre la dimension cosmique de l’opéra,
de l’histoire. Considérons simplement les huit composés suivants :
« Welt-entronnen » = échappé ou enfui du
monde ;
« des Weltenwerdens Walterin » = la
maîtresse du devenir de l’univers ;
« Weltentrücken » = enlever (arracher)
au monde ;
« Welten-Ehren » = les honneurs que l’on
a dans le monde ;
« Welterlösend » = délivrant (qui vous
délivre, libère) du monde ;
« im weiten Reich der Weltennacht » =
dans le vaste empire de la nuit du monde ;
« um dieses einzige ewig kurze letzte weltenglück » = pour cette
joie unique à jamais courte et dernière dans ce monde ;
« in des Welt-Atems wehendem All » =
dans ce tout qui respire du souffle du monde.
Il ressort de ces expressions que le mot « Welt » fait bien
référence à un univers en devenir et vivant qui nous contient et qui respire, grandit,
en un mot vit, mais en même temps cet univers cosmique affirme dans sa propre
existence l’existence d’un univers, d’un cosmos, d’un monde au-delà dans lequel
toute personne qui est arrachée, enlevée, libérée de ce monde-ci pourra être et
exister. Et cet autre monde ne peut en aucune façon être conçu comme étant
non divin, non religieux. Il est par
définition l’autre monde de toutes les religions et particulièrement des trois
religions sémitiques que sont le judaïsme, le christianisme et l’Islam. On
pourrait me dire que Tristan et Isolde est un conte d’origine celte, et comme
Philippe Walter l’affirme, que cet autre monde est le monde fantastique,
surnaturel de la mythologie celte, le monde de l’au-delà des druides et des
fées, mais ce serait justement m’expliquer comment ce conte
« mythique » celtique a pu au 12ème être christianisé par
écrit, après l’avoir été oralement pendant des siècles, et devenir ainsi un
mythe (avec l’autre sens du mot) du monde occidental.
Je ne dirai rien sur le style même de la langue qui est intraduisible. Mais
je conclurai sur ce simple fait qu’Actes Sud est un éditeur normalement
sérieux, que l’Opéra de Marseille est sensé être une institution culturelle de
qualité, et pourtant ils nous produisent un livret d’un de leurs spectacles, un
livret qui n’est pas digne d’être une œuvre de référence.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 8:19 AM