Saturday, December 06, 2014

 

Les comparatistes manquent le coche de l'histoire: comparer n'est pas prouver.

BÉROUL – LE ROMAN DE TRISTAN – PHILIPPE WALTER, traducteur – CORINA STANESCO, ed. – LE LIVRE DE POCHE, PARIS – 2000

D’emblée il est clair que nous avons ici une Chanson de Geste à la poésie rythmée et rimée faite pour être récitée, lue ou chantée sur un accompagnement de harpe, vièle (à roue très probablement, le hurdy gurdy anglo-saxon) voire d’autres instruments et percussions de château en château par des acteurs que certains tiennent à appeler des jongleurs alors qu’ils sont ce que l’on appelle avant les troubadours et les trouvères de s ménestrels et qu’on pourrait appeler des bardes dans la tradition gauloise. Cette édition est difficile d’utilisation pour la mise en parallèle du texte original en vers et de ce texte. Les correspondances ne sont pas indiquées.

Il s’agit d’une chanson de geste du fait des nombreuses adresses directes à l’auditoire comme « Ecoutez ce que dit la maline ! » (page 32), « Ecoutez, seigneurs » (page 40) et bien sûr de nombreuses adresses directes qui portent un jugement sur l’action ou les personnages comme « Ah, nain ! voilà l’œuvre de ta science ! » (page 39). Ceci étant dit cette édition du texte est importante. D’abord parce qu’elle indique clairement qu’elle est partielle avec des coupes claires là où il manque du texte. Nous pouvons donc voir l’usure du temps. Ainsi il manque tout le début et toute la fin de l’histoire.

Sans entrer dans le détail, il s’agit de bien lister les épisodes qui sont donnés dans cette version.


L’HISTOIRE : LE PHILTRE
On commence directement avec la scène du verger, le Roi Marc dans un arbre et les amants jouant le jeu de la pureté pour convaincre, donc manipuler le Roi Marc. Il est clair que Tristan et Iseut (notons l’orthographe ici, et ce nom a de nombreuses orthographes dans les textes anciens) mentent sciemment pour cacher leur adultère, car il s’agit bien de cela. On notera que ce texte comme tous les textes de l’époque ne mentionnent pas la différence d’âge entre le Roi Marc et Iseut : il était courant de marier une fille de treize ou quatorze ans (l’âge d’Iseut) d’une famille noble à un homme beaucoup plus vieux par souci d’alliance car la femme était une monnaie d’échange sur le marché matrimonial. On passe ensuite au flagrant délit monté par le nain Frocin avec de la farine, piège déjoué par Tristan, mais le saut d’un lit à l’autre ré-ouvre une blessure à la jambe causée par un sanglier (ce qui nous fait penser naturellement à Vénus et Adonis où un sanglier éventre et tue Adonis dans sa fuite devant Vénus qui n’a qu’un désir, le posséder, le violer : le sanglier est un animal qui trahit les amants, punit ceux qui fuient l’amour, bref une référence pas aimable du tout), ce qui met du sang dans les deux lits et entre les lits.

Suit la condamnation au bûcher sans procès, sans droit de défense et sans droit de réponse, donc en négation de la justice féodale normale surtout qu’un problème familial relevait de la justice ecclésiastique, malgré les protestations qui arguent que ce n’est pas justice. Il s’agit de l’application de la justice pré-féodale qui était le fait d’un homme au pouvoir qui décidait seul du crime et du châtiment, simple extension du droit de vie ou de mort du maître sur ses esclaves ou du père sur l’entier de sa famille : l’Antiquité foisonne de tels cas : l’homme libre (parfois la femme dans la Rome antique) usait et abusait de ce droit de vie ou de mort sur ses inférieurs. Puis c’est l’évasion de Tristan d’abord par une verrière d’une chapelle, le don d’Iseut aux lépreux menés par Yvain, puis la confrontation des lépreux avec Tristan et Gouvernal (systématiquement appelé le « mestre » de Tristan dans le texte originel car il est celui qui lui a appris le combat, mais ce qualificatif semble largement effacé de cette traduction effaçant par là même le rapport féodal entre Tristan et Gouvernal). Ce dernier tue Yvain, semble-t-il, selon une adresse directe de Béroul à son auditoire : « Tristan était bien trop preux et courtois pour tuer des gens de cette espèce. » (page 48)


Les amants se retrouvent donc en forêt de Morrois où ils vivent cachés avec le chien Husdent qui les a rejoint et qui a appris à chasser sans aboyer, avec l’arc-qui-ne-faut, l’arc infaillible de certains traducteurs, et l’épisode de la découverte par le Roi Marc sur la dénonciation d’un forestier. Du fait que les amants ne sont pas nus et qu’ils ont une épée entre eux, le Roi Marc est pris de compassion et met ses gants d’hermine dans le trou de la cabane pour protéger Iseut d’un rayon de soleil qui lui tombe sur le visage, remplace la bague d’Iseut par la sienne (bien que Corina stanesco semble hésiter dans son dossier sur ce fait : « il retire doucement la bague qu’il lui avait donné jadis . . . par  la substitution des anneaux. . . » (page 139-140) et l’épée de Tristan par la sienne. Cela cause la panique des amants quand ils se réveillent. Ils décident de fuir au Pays de Galles.

APRÈS LE PHILTRE
Mais cela les mène aux trois ans d’effet maximum du vin herbé, du philtre, et le lendemain de la Saint Jean, l’effet disparaît et ils sont alors pris de la réalisation de leur pêché, de leur faute et ils sont pris de repentir, ce sentiment chrétien qui les amène à contacter le moine Ogrin, à confesser leur crime, à obtenir l’absolution par repentir justement, ce qui efface alors la faute et permet à Ogrin de servir d’intermédiaire avec le Roi Marc. Il écrit une lettre qui explique la situation et propose une solution qui implique le retour d’Iseut et l’exil de Tristan. La lettre est livrée en mains propres par Tristan lui-même nuitamment, et après consultation de son conseil le Roi Marc accepte le compromis. C’est alors que les barons félons interviennent. Ils sont trois initialement, même si à un moment les comploteurs sont énoncés comme étant quatre car semble-t-il l’auteur inclut le forestier qui a révélé la cachette des amants, mais cela est étrange car le forestier ne saurait être compté avec des barons. Le texte surprend aussi car le neveu du Roi Marc, Andret, joue un rôle de défense de Tristan mais est pourtant la cible de violence plus tard de la part de Tristan, sans véritable explication. Mais il n’est pas l’un des quatre à être tués par Tristan ou Gouvernal. Les trois barons son identifiés comme étant Ganelon, Danoalain et Godoïne. L’un d’eux, non identifié est tué par Gouvernal dans la forêt de Morrois pendant le bannissement. Il ne peut s’agir que de Ganelon.


Les trois barons exigent qu’Iseut se soumette à un serment de Dieu sur les reliques des saints de Cornouaille. Le Roi Marc refuse d’abord mais Iseut accepte à condition que le Roi Arthur soit présent avec ses chevaliers. Elle envoie Périnis, son page, prévenir Tristan du rôle qu’il doit jouer et ensuite inviter le Roi Arthur et ses chevaliers. Et c’est alors le serment au lieu dit de Mal Pas, une zone marécageuse difficile à traverser pour atteindre le lieu du serment de dieu de l’autre côté. Notons bien qu’il ne s’agit pas d’un jugement à proprement parler mais d’un serment sur des reliques donc un jugement de dieu, une ordalie, mais cette ordalie est purement symbolique car il n’y a aucune mention d’une épreuve du feu (saisir à main nue une barre de fer rougie à blanc sans la moindre brûlure) ou de l’eau (être jeté dans une rivière ou un lac pieds et poings liés et sortir de l’eau sain et sauf). C’est dans le tournoi qui précède ce jugement que Tristan et son maître d’armes Gouvernal (tous deux restant non identifiés grâce à l’anonymat que préserve leurs armures et heaumes, défont tous les chevaliers. Tristan brise le bras d’Andret et Gouvernal tue à l’épée le forestier qui avait dénoncé les amants. Ils sont vus par tous comme de l’autre monde, donc de la nature des « faés » ou de « fantosmes ».

Mais avant ce tournoi Tristan est déguisé en lépreux et il fait le mendiant devant la passerelle qui permet de traverser le Mal Pas. Quand arrive Iseut elle descend de son cheval qui traverse seul et elle se fait porter par le lépreux ou mendiant en montant sur son dos, donc en le prenant entre ses cuisses. Cela lui permettra de dire la vérité en mentant car elle déclarera que mis à part le mendiant (qui est Tristan) et le Roi Marc, elle n’a pris personne entre ses jambes. On comprend alors que le philtre a été une bonne excuse mais l’amour charnel des amants est un vrai amour charnel, un vrai désir. On comprend aussi que le jugement de dieu dans ce cas est d’une part ridiculisé comme inefficace et la confession, l’absolution et la repentance ne sont que de vains mots.


Tristan peut alors reprendre son jeu d’amant clandestin. Les deux barons survivants, sur dénonciation d’un informateur quelconque, essaient à nouveau de prendre Tristan sur le fait, mais dans leur tentative Danoalain est tué par Tristan quand il se rendait à la veille qui devait découvrir Tristan et Godoïne est repéré par Iseut et Tristan dans son poste de veille et il est tué par Tristan d’une flèche probablement de son arc-qui-ne-faut. On conclut alors avec le bilan : deux félons, Ganelon et Danoalain, ont été tués par l’épée par Tristan et Gouvernal, un félon, Godoïne a été tué par flèche par Tristan, et le forestier a été tué par Gouvernal à l’épée.

Et le récit s’arrête là.

LE(S) SENS POSSIBLE(S)
Plusieurs remarques doivent être faites sur ce récit.

La référence religieuse est importante. On passe d’une référence ancienne de justice non chrétienne (le Roi a seul pouvoir de vie ou de mort, l’adultère est puni par le bûcher, et on découvre que Gouvernal a peur d’être saisi par le Roi pour remplacer Tristan qui a pris la fuite : le châtiment peut être appliqué à un serf ou serviteur du coupable en l’absence du coupable) à une justice chrétienne qui apparaît lentement fondée sur le droit de réponse et le droit à une défense, puis un jugement non spécifié dans l’identité de qui le porte, bien que le rôle du chapelain, de l’ermite dans l’écriture et la lecture des brefs ou lettres amplifie la présence chrétienne, sans oublier le reliques des saints. Dans le cadre de cette justice un système de jugements de dieu existe, les ordalies.


Dans ce roman seul le serment sur des reliques est pris en compte. C’est une ordalie a minima. Enfin le texte montre clairement que le discours de la repentance, de l’absolution et de l’effacement du pêché ou crime de ce fait est un leurre et que même le moine Ogrin le sait. C’est un leurre car cela n’efface pas le crime. C’est un leurre car il permet le mensonge le plus éhonté. C’est un leurre car il permet la poursuite du crime. Même Ogrin le sait qui dit : « Por honte oster et mal covrir / Doit on un poi par bel mentir. » (Pour ôter la honte et couvrir le mal, il est utile de bien mentir un peu, ma traduction, ou bien « Pour effacer la honte et dissimuler le mal, on doit mentir un peu à bon escient. » page 72) Et la démonstration est faite comment Iseut peut mentir devant l’assemblée de ses juges tout en disant la vérité devant les reliques. Voilà une justice parfaitement hypocrite. Remarquons que pour le 12ème siècle c’est une « liberté » prise avec l’ordre féodal et catholique plutôt surprenante.

On pourrait alors tenir un raisonnement « à la Paul Radin » (« Primitive Man as Philosopher », © 1927-1985) et voir comment le passage d’une justice à l’autre s’opère. De la justice féodale représentée par les barons qui ne sont en rien des félons car ils accusent en toute sincérité et vérité et demandent un châtiment justifié par le crime d’adultère d’un vassal sur l’épouse de son suzerain. À la justice chrétienne qui pose le repentir et le pardon comme fondamentaux, le droit de réponse et de défense comme central et les jugements de dieu comme cruciaux. Pour que ce passage soit possible il est nécessaire d’avoir un sacrifice humain qui le permet : c’est l’exécution des trois barons et du forestier en dehors de toute procédure de justice, plus le bras cassé d’Andret sans justification dans le récit qui permet ce passage. Mais immédiatement le roman montre l’hypocrisie et la vacuité du nouveau système.


Cette façon de lire le roman est anthropologique et il traite ce roman comme étant de la même nature que les contes mythologiques des Indiens d’Amérique ou des Grecs anciens, de ceux que Radin appelle les peuples primitifs qui représentent en fait simplement tous les peuples dans leur phase de développement qui les fait passer d’une saisie limitée et pragmatique de l’ordre naturel à une saisie abstraite de type surnaturel, religieux et philosophique conceptualisée dans de vastes métaphores mythologiques. Tristan et Iseut est une œuvre qui plonge ses racines dans une telle vision, celle des Celtes dans l’entier de leur gestation et migration depuis le plateau iranien dont tous les peuples indo-européens sont issus, en parallèle mais séparément des peuples Indo-Aryens qui descendent du même plateau. Les deux migrations sont une bifurcation de la dernière migration hors d’Afrique qui s’était installé sur le haut plateau iranien environ il y a 45,000.  

C’est alors que l’argument plusieurs fois utilisé que le philtre, le vin herbé, suspendait la responsabilité des amants adultères car ils commettaient ce crime d’adultère sous la pression de ce philtre, apparaît comme une pure hypocrisie. De toute évidence le crime d’adultère se poursuit après la fin de l’efficacité du philtre et après le repentir, l’absolution et le jugement de dieu, et l’intention de continuer à commettre ce crime est absolument présent tout du long, avant comme après les trois ans magiques, et même le moine Ogrin sait que tout cela est fondé sur le mensonge. On est en définitive en pleine casuistique.


LA FEMME, L’AMOUR ET LA LIBERTÉ
Et on regrette alors que l’argument de l’âge ne soit pas pris en compte, car il ne l’est jamais. Iseut aurait du épouser le frère de sa mère, le Morholt. Elle a épousé l’oncle de Tristan (même différence d’âge). Elle a été perdue au profit d’un harpeur irlandais par une promesse ridicule du Roi Marc, et sausvée par Tristan in extremis. La femme dans ce monde n’est guère qu’une monnaie d’échange et la christianisation ne lui apporte ici que le droit de réponse, de défense devant un jury de ses pairs (j’entends de rois et chevaliers hommes bien sûr car les femmes n’y sont pas représentées) qualifié pour cela et dont elle a choisi, au moins partiellement, la composition, même si dans cette version du roman l’église est absente de ce jury, sauf si on considère les reliques comme en étant des membres du fait de leur vie surnaturelle dûment reconnue en ce temps-là.

On est ici dans la plus pure continuité du livre de Daniel de l’Ancien Testament et de la section intitulée « Suzanne et le Jugement de Daniel ». Ce livre est capital au Moyen Âge car il sera la base du premier opéra-oratorio jamais composé et produit à la fin du 13ème siècle en la cathédrale de Beauvais, le célèbre « Ludus Danielis ». Il s’agit ici exactement de la même situation que celle de Suzanne, celle d’une femme accusée d’adultère par deux « témoins » qui sont en plus des juges. Daniel les confond en démontrant directement leurs faux témoignages. Ils sont mis à mort.

« Vous êtes donc assez fous, enfants d’Israël, pour condamner sans enquête et sans évidence une fille d’Israël. Retournez au lieu du jugement, car ces gens ont porté contre elle un faux témoignage. » (Daniel, 13:48-49)


Ici Iseut est accusé par trois barons. Elle prouve son innocence par un jugement de Dieu et les barons sont mis à mort par Tristan et son maître Gouvernal. Il s’agit bien d’une figure chrétienne (dans le cadre de la féodalité : le jugement de Dieu) qui s’impose à une figure préchrétienne et pré-féodale (la justice des barons, des chevaliers, de la force brutale).

Le croisement est subtil mais aussi explosif. Dans cette œuvre en son état de conservation partielle il semble que ce soit la deuxième figure qui l’emporte. Dans le roman complet, autant qu’on puisse le retrouver ou reconstituer, il s’agit de la victoire difficile à la fois de la première figure de justice  chrétienne et de l’amour comme une force vitale que l’on doit contrôler, dominer, apprivoiser, et ce toujours sans prendre en considération l’âge de Marc et de Tristan. La libération de l’amour et de la femme sont encore très loin sur la route de la civilisation occidentale.

Notons enfin que cette version du roman étant incomplète le jugement que l’on peut porter sur lui est nécessairement incomplet, et certains diront faux. Mais on ne peut juger d’une œuvre que dans l’état où on peut la consulter. De toute évidence ce texte justifie l’adultère au nom de l’amour, mais cet amour n’a rien de courtois malgré la référence au Roi Arthur car il est fondé sur le mensonge et surtout sur la satisfaction charnelle en premier lieu et comme objectif principal. On est très loin de l’idéal courtois, ou bien nous devons revoir complètement notre conception de cet amour courtois.


On comprend alors que je considère comme plutôt superficiels à la fois la préface de Philippe Walter et le dossier de Corina Stanesco. L’un comme l’autre prennent une position comparatiste et manquent le coche historique du 12ème siècle qui est le siècle du triomphe chrétien par la réforme religieuse vieille de trois siècles qui entraine la réforme sociale (75 jours chômés par an), la réforme agraire féodale mais aussi technique (collier, rotation des récoltes, irrigation, drainage, généralisation de la propriété féodale), la révolution  proto-industrielle des moulins à eau pour remplacer le travail humain (grains, huile, tan, foulon pour le chanvre) et bien sîr la Paix de Dieu (qui démarre à la fin du 10ème siècle qui permet le développement d’un vrai réseau de commerce au niveau européen. Ce n’est pas parce que des œuvres de l’inde, de l’Iran, et/ou de l’Europe se ressemblent qu’elles ont un lien quelconque entre elles (sauf a vouloir en revenir aux archétypes de Jung, des archétypes totalement coupés de la réalité historique de leur phylogenèse). Mais surtout le sens que l’œuvre considérée prend en son temps d’émergence est entièrement dépendant des situations, transformations et patrimoine-innovation de son temps et de lui seul.

Cette version nous pousse donc à aller vérifier d’autres versions de l’époque, souvent elles aussi parcellaires, mais qui toutes sont bien sûr différentes des versions plus récentes.


Dr Jacques COULARDEAU



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