AUDE HEURTEMATTE –
JACQUES VOYVIN – ORGUE CLICQUOT SOUVIGNY – 1996
Jacques Boyvin (1650-1706) est un Parisien exilé à Rouen et qui y restera
et fera sa carrière comme organiste et compositeur à la Cathédrale. Sa
formation fut parisienne mais sa pratique fut provinciale. La musique à Rouen n’avait
pas les besoins de grandiloquence et de puissance de la capitale et de la cour,
mais davantage un rôle de pondérateur et d’accompagnateur d’une vie plus calme,
plus régulière, plus pauvre aussi, non pas de misère mais pauvre de divertissements
et d’excès. Les petits marquis et les grands Tartuffe ne sont pas en province. Ils
n’ont que des petits nobles probablement très conservateurs et des bourgeois
arrivés ou arrivistes qui visent une noblesse de robe sans histoire. On doit
encore être loin de Madame Bovary et de ses amours clandestines qui ne sont que
d’une femme bourgeoise qui n’a aucun souci de noblesse, même de robe ou de
parure.
La composition s’en ressent car les pièces ici suivent les tons du
plain-chant hérités du grégorien plus ancien et sont donc une survivance en
voie de disparition dans les lieux plus avancés de la musique au profit de la
révolution du mineur et du majeur, de la musique telle que nous la connaissons
aujourd’hui. Cela montre bien la destination de cette musique : la
cathédrale et donc les offices religieux, ainsi que la nécessité de l’articuler
sur le chant de l’office et donc sur les tons de ce chant liturgique. C’est
donc une musique purement liturgique et pas de divertissement. On est plus
pascalien en province qu’à Paris bien sûr, ne serait-ce que parce que Pascal
est lui aussi un provincial qui monte le Puy de Dôme pour mesurer la pression
atmosphérique. On ne dira jamais assez que la province, encore aujourd’hui, en
dépit de l’Internet et de tout le reste n’aime pas le divertissement qui la
fait dévier de sa route, au point d’en être conservatrice en diable : voir
la réforme territoriale où les régions qui jouent aux provinces d’antan s’accrochent
à des traditions qui remontent à – tenez-vous bien – Gaston Deferre du début
des années 1980.
Ces compositions ont été toutes faites pour l’orgue Clicquot de Rouen
inauguré en 1689. Et ce n’est que justice de les jouer sur l’orgue Clicquot de
Souvigny qui, lui, date de la période prérévolutionnaire (1783) et donc un
siècle plus tard. Sans connaître la structure de la Cathédrale de Rouen, il est
sûr que la structure de l’abbatiale de Souvigny est bien limitée, enfermée et même
biscornue pour laisser à cette musique prendre toute l’ampleur qu’elle
nécessite, même si ce n’est qu’une musique liturgique. Les pièces sans ampleur
et puissance, douces et presque intimistes sont parfaites ici mais dès qu’il y
a une grandeur, un plein jeu ou un grand jeu on manque en « vastitude »
comme dirait Ségolène Royal.
La musique enfin n’a pas la richesse des musiques de ses contemporains et
encore moins des suivants car il reste dans le sobre, ce qui peut plaire à un
public provincial, même si le concept de public lui échappe et qu’il parlerait
d’une congrégation de fidèles de province. On n’a donc pas les enjolivures et
les embellissements que l’on a dans les musiques de la capitale et de la cour,
ou de quelques autres capitales provinciales plus liées à la musique
européenne, surtout allemande dans ce genre. Même si la treizième plage, le
Grand Dialogue en troisième ton, a une certaine profondeur presque ténébreuse
et un peu martiale.
J’ai l’impression que nous avons là comme avec l’Art de la Fugue de Bach,
un livre de composition qui doit permettre de satisfaire les besoins
liturgiques, de démontrer les capacités de composition et d’interprétation de l’orgue
Clicquot et servir de modèle de composition pour les élèves et les générations suivantes.
Mais ce n’est pas vraiment une œuvre qui peut vivre au-delà de cela, et comme l’Art
de la Fugue justement les tentatives de « mise en scène » ou de « mise
en perspective » manque de puissance car ce n’est pas sa finalité. On ne
peut pas faire jouer à une musique de circonstance liturgique un rôle pour
lequel elle n’a été ni préparée ni conçue.
Ce qui n’enlève rien à la valeur d’interprète d’Aude Heurtematte. Mais il
est sûr qu’une telle musique nue comme elle l’est ne ferait pas une bonne
matière de concert car un concert a besoin d’un habillage de divertissement qui
fait oublier au public – définitivement un public – la dimension religieuse des
choses qu’il entend ou qu’il veut écouter.
Dr Jacques COULARDEAU
# posted by Dr. Jacques COULARDEAU @ 2:22 AM