Tuesday, August 19, 2014

 

Belle musique mais sans que ce soit une oeuvre véritable

AUDE HEURTEMATTE – JACQUES VOYVIN – ORGUE CLICQUOT SOUVIGNY – 1996

Jacques Boyvin (1650-1706) est un Parisien exilé à Rouen et qui y restera et fera sa carrière comme organiste et compositeur à la Cathédrale. Sa formation fut parisienne mais sa pratique fut provinciale. La musique à Rouen n’avait pas les besoins de grandiloquence et de puissance de la capitale et de la cour, mais davantage un rôle de pondérateur et d’accompagnateur d’une vie plus calme, plus régulière, plus pauvre aussi, non pas de misère mais pauvre de divertissements et d’excès. Les petits marquis et les grands Tartuffe ne sont pas en province. Ils n’ont que des petits nobles probablement très conservateurs et des bourgeois arrivés ou arrivistes qui visent une noblesse de robe sans histoire. On doit encore être loin de Madame Bovary et de ses amours clandestines qui ne sont que d’une femme bourgeoise qui n’a aucun souci de noblesse, même de robe ou de parure.

 
La composition s’en ressent car les pièces ici suivent les tons du plain-chant hérités du grégorien plus ancien et sont donc une survivance en voie de disparition dans les lieux plus avancés de la musique au profit de la révolution du mineur et du majeur, de la musique telle que nous la connaissons aujourd’hui. Cela montre bien la destination de cette musique : la cathédrale et donc les offices religieux, ainsi que la nécessité de l’articuler sur le chant de l’office et donc sur les tons de ce chant liturgique. C’est donc une musique purement liturgique et pas de divertissement. On est plus pascalien en province qu’à Paris bien sûr, ne serait-ce que parce que Pascal est lui aussi un provincial qui monte le Puy de Dôme pour mesurer la pression atmosphérique. On ne dira jamais assez que la province, encore aujourd’hui, en dépit de l’Internet et de tout le reste n’aime pas le divertissement qui la fait dévier de sa route, au point d’en être conservatrice en diable : voir la réforme territoriale où les régions qui jouent aux provinces d’antan s’accrochent à des traditions qui remontent à – tenez-vous bien – Gaston Deferre du début des années 1980.


Ces compositions ont été toutes faites pour l’orgue Clicquot de Rouen inauguré en 1689. Et ce n’est que justice de les jouer sur l’orgue Clicquot de Souvigny qui, lui, date de la période prérévolutionnaire (1783) et donc un siècle plus tard. Sans connaître la structure de la Cathédrale de Rouen, il est sûr que la structure de l’abbatiale de Souvigny est bien limitée, enfermée et même biscornue pour laisser à cette musique prendre toute l’ampleur qu’elle nécessite, même si ce n’est qu’une musique liturgique. Les pièces sans ampleur et puissance, douces et presque intimistes sont parfaites ici mais dès qu’il y a une grandeur, un plein jeu ou un grand jeu on manque en « vastitude » comme dirait Ségolène Royal.


La musique enfin n’a pas la richesse des musiques de ses contemporains et encore moins des suivants car il reste dans le sobre, ce qui peut plaire à un public provincial, même si le concept de public lui échappe et qu’il parlerait d’une congrégation de fidèles de province. On n’a donc pas les enjolivures et les embellissements que l’on a dans les musiques de la capitale et de la cour, ou de quelques autres capitales provinciales plus liées à la musique européenne, surtout allemande dans ce genre. Même si la treizième plage, le Grand Dialogue en troisième ton, a une certaine profondeur presque ténébreuse et un peu martiale.


J’ai l’impression que nous avons là comme avec l’Art de la Fugue de Bach, un livre de composition qui doit permettre de satisfaire les besoins liturgiques, de démontrer les capacités de composition et d’interprétation de l’orgue Clicquot et servir de modèle de composition pour les élèves et les générations suivantes. Mais ce n’est pas vraiment une œuvre qui peut vivre au-delà de cela, et comme l’Art de la Fugue justement les tentatives de « mise en scène » ou de « mise en perspective » manque de puissance car ce n’est pas sa finalité. On ne peut pas faire jouer à une musique de circonstance liturgique un rôle pour lequel elle n’a été ni préparée ni conçue.


Ce qui n’enlève rien à la valeur d’interprète d’Aude Heurtematte. Mais il est sûr qu’une telle musique nue comme elle l’est ne ferait pas une bonne matière de concert car un concert a besoin d’un habillage de divertissement qui fait oublier au public – définitivement un public – la dimension religieuse des choses qu’il entend ou qu’il veut écouter.


Dr Jacques COULARDEAU



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