Friday, August 09, 2013

 

Edmond Rostand se fait beaucoup plaisir, et ce n'est pas pour déplaire

PHILIPPE BULINGE – EDMOND ROSTAND – FAUST DE GOETHE – EDITIONS THÉÂTRALES – 2007

La pièce a une histoire plus que mouvementée et n’a été découverte que par accident au début de ce siècle 90 ans après son écriture et 80 après la mort de son auteur. Le texte a été reconstitué par Philippe Bulinge à partir de quatre sources : deux manuscrits de 108 et 34 feuillets respectivement et deux tapuscrits utilisés en complément, l’un de 141 pages attribué à Rosemonde Gérard, l’épouse d’Edmond Rostand, et l’autre de 138 pages réalisé par François Rostand, le petit fils d’Edmond Rostand.

Le travail de Philippe Bulinge est très précis et même pointilleux au niveau des reconstitutions, de l’origine des éléments rajoutés au texte de base et des variantes possibles. Philippe Bulinge était un chercheur universitaire à Lyon et a consacré l’essentiel de sa recherche à Edmond Rostand. Aujourd’hui il dirige la compagnie Intersignes qui associe danse et théâtre pour un nombre réduit de danseurs et/ou acteurs (de un à trois) mais dont le travail corporel et vocal est amplifié par un travail visuel sur un ou plusieurs écrans et avec des voix off pré-enregistrées. En 2013 il crée une adaptation de ce Faust avec cette compagnie et il la joue d’emblée en tournée dans des châteaux de plusieurs départements du Centre, d’Auvergne, d’Aquitaine, de Bourgogne, de Franche-Comté et de Rhône Alpes pendant l’été. Je ne parlerai pas ici de ce spectacle mais uniquement de la pièce, du texte. Pour tout renseignement sur la compagnie et la pièce contactez [compagnie-interlignes.com].


Il s’agit donc de la « traduction » du Faust Première Partie de Goethe. Les guillemets s’imposent car même si Edmond Rostand garde la ligne générale de la pièce de Goethe, il introduit des changements importants. Il s’agit beaucoup plus d’une adaptation que d’une traduction. Par exemple il introduit cinq actes alors que l’original est simplement divisé en tableaux. Cette volonté d’avoir cinq actes pour faire classique est un peu superficielle et artificielle puisque les actes font respectivement 40, 14, 12, 11 et 19 pages. De plus il ne garde que le second prologue e-t supprime le premier. On peut alors se demander si cette pièce est vraiment achevée.

Le texte présente un Faust totalement désabusé qui n’a obtenu aucune réponse à aucune question, qui n’a découvert aucune vérité sur aucun point. L’action se pose après le premier siècle de la Peste Noire, donc au milieu du 14ème siècle quand l’imprimerie donne un coup de fouet au développement des universités, ou juste avant car l’hécatombe de la Peste Noire qui fait baisser la population de l’Europe  d’au moins un tiers en un siècle (1350-1450) exige un flot important de jeunes gens dans les centres de formation pour remplacer tous les officiels de l’état, les fonctionnaires (avant le terme) qui sont morts. On notera que cette invention de Gutenberg et Fust aura un succès immédiat car toutes les institutions auront intérêt à l’utiliser, que ce soit l’église catholique pour collecter des fonds en vendant des documents garantissant le rachat d’années de purgatoire, que ce soit la Réforme protestante de Luther qui ne peut commencer qu’avec le premier livre sorti de ces presses, la Bible de Gutenberg (1450-1455), que ce soit les états qui peuvent aisément faire circuler des ordres, des décrets, des arrêtés et des lois, sans compter les documents administratifs, et bien sûr la formation de leurs cadres dans les universités.


On a prétendu à l’époque que ce Faust était en fait une représentation de Gutenberg ou Fust accusés d’être les agents du diable. Certains ont même prétendu que l’Eglise Catholique était ainsi derrière cette histoire originellement en allemand. Comme dans la pièce il est fait mention du rôle joué par le père de Faust et lui-même pendant la Peste Noire, l’action ne peut être que située dans la deuxième moitié du 15ème siècle et comme il n’est fait aucune mention des Protestants et de la Réforme la datation du 16ème siècle pour le Docteur Faust n’est pas réaliste. On considère aujourd’hui qu’il y a eu un vrai Docteur Faustus qui serait mort en 1540 (archives universitaires obligent), mais la légende le pousse un demi-siècle au moins en arrière, sinon plus car il n’est fait aucune mention de l’imprimerie qui commença à révolutionner l’université  avec la Bible de Gutenberg (1450-1455).

Le meilleur résumé de cette problématique est donné par Lizzie Davis sur le site de Cambridge Authors, lié à la Cambridge University à l’adresse suivante : http://www.english.cam.ac.uk/cambridgeauthors/marlowe-sources-of-doctor-faustus.

« Modern yet medieval, contentious yet conservative, tragic hero or tyrannical villain: both play and protagonist of Christopher Marlowe's infamous Doctor Faustus present the audience with a maze of contradictions which have divided critics since its first performance. The Dr Faustus we encounter in Marlowe's play is a Renaissance scholar with the ambition of Icarus ('His waxen wings did mount above his reach'). The plot itself, however, is not Marlowe's own: the story existed in a German work, the Faustbuch from 1587; Marlowe's play has been called 'a dramatization' of this tradition. In taking a German story and using it as material for an English play, Marlowe transposed the legend into a startlingly different context with the result that this famous play posed some awkward questions to contemporary audiences, as it still does for modern audiences today.
« The Real Dr Faustus
« Though long a point of contention with historians, the existence of a real Dr Faustus is now accepted as fact. Having died around 1540 in Germany, the real Dr Faustus is recorded in contemporary sources (such as University records, letters and diaries) as being well-travelled and knowledgeable: some sources even report that he referred to the Devil as his 'Schwager', meaning 'crony'. Though sources differ on various points, contemporary writers are at pains to mention Faust's evil reputation: for example, in a note written by a junior mayor of Ingolstadt instructing that city officials 'deny free passage to the great nigromancer and sodomite Doctor Faustus'. According to Wikipedia (we haven't been able to check this, though) the original letter is held by the Ingolstadt city archive and it is dated 27 June 1528.»

Désolé pour l’anglais.


Ce point au moins clarifié, mais non résolu, nous pouvons regarder la pièce d’Edmond Rostand. Elle garde la trame générale de celle de Goethe. Le Docteur Faust accepte de signer un pacte avec le diable, Méphistophélès qui a obtenu l’autorisation de Dieu : il s’agit d’un pari du diable qu’il peut totalement pervertir le Docteur Faust alors que Dieu pense que cela est impossible. Ici le diable réussit pleinement et il arrive à gagner Faust par la simple concupiscence sexuelle d’un intellectuel non marié vieilli et même rassis et il tombe par simple fantasme jouissif bien sûr sans retenue, bien qu’il soit vrai que les protections en ce temps là étaient rares et que l’on ne pouvait que sortir non couvert. Marguerite, 14 ans, tombera évidemment enceinte. Mais Faust a utilisé une potion dormitive pour endormir Marthe, la mère, pendant qu’il visite Marguerite, la fille. Il pousse un peu la dose et la mère en meurt. Marguerite déshonorée donne naissance à un fils, à peine mentionné ici, et Faust dans un duel diabolique tue le frère Valentin de Marguerite venu protéger sa sœur. Marguerite est arrêtée et va être exécutée quand Faust l’apprend et revient nuitamment juste avant l’exécution pour la libérer avec l’aide de Méphistophélès. Elle refuse et semble dans cette dernière scène totalement incohérente.

La Damnation  de Faust de Berlioz avait mis l’accent sur la mort de la mère et la fille était poursuivie pour matricide. Le Faust de Gounod avait lourdement mis l’accent sur le meurtre de l’enfant par Marguerite, donc l’infanticide. La pièce de Goethe est tout à fait ambiguë sur ces morts. La première version que Marguerite donne dans son délire c’est qu’on vient de lui enlever l’enfant avant l’exécution, d’où un fantasme de mort. La deuxième version qu’elle donne, toujours dans son délire c’est qu’elle a noyé l’enfant. La troisième version qu’elle donne dans ses instructions pour les enterrements, sa mère d’abord, son frère ensuite, elle dans un coin et son fils sur son sein droit. La quatrième version qu’elle donne dans la fin incohérente, mis à part qu’elle mérite de mourir, c’est le conseil donné à Faust d’aller sauver l’enfant qui n’est pas encore mort, qui bouge encore.


Mais Edmond Rostand penche la balance dans un seul sens. Il garde la première version d’une Marguerite qui délire complètement. Il supprime la deuxième version et donc son assertion qu’elle a tué l’enfant. Il conserve la troisième et les instructions pour les funérailles. Enfin il conserve la quatrième et le conseil d’aller sauver l’enfant vu comme encore vivant et lourdement dramatisé comme tel par Edmond Rostand avec deux triples répétitions :

« Vite ! Vite !
Sauve ton pauvre enfant ! Cours et te précipite !
. . . [Ça n’est pas mort ! ça n’est pas mort ! ça n’est pas mort !]
Ça veut se soutenir, et ça gigote encore.
Sauve-le ! Sauve-le ! Mais sauve-le, te dis-je ! »

On notera l’emphase du (ici) troisième vers à la structure romantique fondée sur une triple répétition : quatre, quatre, quatre, puis deux vers plus loin la seconde répétition triple mais cette fois dans une structure d’alexandrin déséquilibré : trois, trois, un trois deux (rime féminine).


Il est clair que pour Edmond Rostand la balance de la justice penche vers le délire, le retrait de l’enfant et le fantasme de sa mort, ce qui alors renforce la fin :

« Méphisto : Elle est jugée !
Voix d’en-haut : Elle est sauvée !
Méphisto à Faust : [Allons ! suis-moi.] »

Les trois répliques ne font qu’un seul vers à la structure romantique, quatre, quatre, quatre. Mais Edmond Rostand a enlevé les deux anges qui sont venus sauver Marguerite du supplice final et son appel « Heinrich ! Heinrich ! » vient comme la voix de Dieu, de l’intérieur mais en élévation en forme d’écho (cathédralisation comme nous disons dans l’industrie du son). La didascalie de Edmond Rostand est moins claire que celle de Goethe : « de l’intérieur, s’affaiblissant » contre « de l’intérieur, s’affaiblissant en écho » (tradutcion de Jean Malaplate) et l’original «  von innen verhollend ». Edmond Rostand a supprimé le salut chrétien et donc l’absolution pour Marguerite. Il ne garde qu’une version qui insiste sur le phantasme de la mort de l’enfant et sur un salut purement éthique et non chrétien, en tout cas beaucoup moins chértien.


Il ne me reste plus qu’une remarque à faire sur le style. Edmond Rostand varie énormément les mètres de ses vers, beaucoup plus que Goethe, mais surtout, et cela est surprenant, une proportion importante de ses rimes sont de mauvaises rimes françaises (en fait uniquement la voyelle et la consonne finales au lieu de la consonne puis la voyelle puis la consonne finale de la syllabe finale) mais sont de bonnes rimes germaniques. Il est impossible de dire si c’est un signe de négligence, une faiblesse ou une volonté de germaniser son style. On peut se demander pourquoi alors il n’a pas systématiquement employé des rimes germaniques sui interdisent l’identité de la dernière syllabe, en fait de la dernière syllabe accentuée, donc du dernier pied et exige que la première consonne de ce dernier pied soit différente d’une rime sur l’autre. Si je me trompe corrigez-moi.

Il faut aussi signaler comment Edmond Rostand raccourcit certaines scènes ou répliques et parfois en allonge d’autres. Dans la le Sonde de la Nuit de Walpurgis il supprime de nombreuses choses mais allonge une des répliques de Puck, le personnage de Shakespeare du Songe d’une Nuit d’Été d’une strophe de quatre vers à trois strophes de quatre vers.

« Voyez leur balourdise extrême :
On dirait des éléphanteaux.
Aujourd’hui le roi des lourdauds
N’est-ce plus le gros Puck lui-même. » (traduction de Jean Malaplate)


« Nous exaltons, triomphants,
L’idéal bleuâtre.
Assez de ces éléphants
Sur notre théâtre.

Effaroucheurs de rayons,
Fuyez, misérables !
Et nous, de grâce, soyons
Presqu’impondérables !

Soyons si légers ce soir,
Que Puck, qu’un rien fane,
Que Puck, impossible à voir,
Soit moins diaphane ! » (Edmond Rostand)

On ne peut pas vraiment dire si cela joute quelque chose au style concis et dense de Goethe qui pose que Puck serait un gros alors qu’Edmond Rostand pose lui que Puck doit être aussi léger que possible. Il développe sa vision de Puck alors que Goethe n’avait conservé de lui qu’un trait surprenant en forme polémique.

Ce texte d’Edmond Rostand est donc un nouvel éclairage sur l’auteur de Cyrano de Bergerac.

Dr Jacques COULARDEAU





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